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Critique de Bouteyalamer


La préface de ce livre le place sous l'invocation de Marx et de Freud, références obligées d'un intellectuel de gauche des années 70, un rapprochement que certains percevront avec amusement. Il annonce que le monde américain vit une crise où « la société bourgeoise semble avoir épuisé sa réserve d'idées créatrices » ; que « la crise politique du capitalisme reflète une crise générale de la culture occidentale » ; que « celle-ci, dans sa décadence, a poussé la logique de l'individualisme jusqu'à l'extrême de la lutte de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu'à l'impasse d'une obsession narcissique de l'individu par lui-même ».

Admettons, avec le regard de 1979, la proximité d'une crise du capitalisme, et voyons dans cette crise la responsabilité du narcissisme. Les premiers chapitres évoquent l'Adam Américain, le Moi impérial, l'Âge thérapeutique, « l'homme psychologique de notre temps », le repli sur la sphère privée, etc. Mais le narcissisme ? On attend la définition annoncée p 65 : « Il importe d'être précis sur le plan théorique concernant le narcissisme, d'abord parce que l'idée peut être facilement manipulée à des fins moralisantes, mais aussi parce que le considérer comme synonyme de tout ce qui est égoïste et désagréable contredit l'évidence historique. Les hommes ont toujours été égoïstes, et les groupes toujours ethnocentriques ; on ne gagne rien à affubler ces traits d'un masque psychiatrique ». Mais non, pas de définition. On va lire des attaques contre le flou des autres usagers du narcissisme et décliner ses variants : narcissisme primaire, secondaire, tertiaire, narcissisme de l'enfant et du malade, narcissisme selon Freud et Durkheim, personnalité narcissique de notre temps. Rien de précis ne vient et pour simplifier, le narcissisme et sa culture sont remplacés par le Narcisse, au masculin singulier majuscule. Ce dernier trouve le succès partout : « Si Narcisse attire l'attention des psychiatres pour certaines raisons, ce sont ces mêmes raisons qui lui font atteindre des positions en vue, non seulement dans les mouvements “de prise de conscience” et dans les autres mouvements religieux ou parareligieux, mais aussi dans les grandes entreprises, les organisations politiques et la bureaucratie gouvernementale » (p 81).
Il y a beaucoup à lire, de bonnes pages et d'autres peu convaincantes, sur l'évolution capitaliste de la présentation des névroses, sur « publicité et propagande », la politique comme spectacle, le sport et l'industrie du divertissement, l'éducation comme marchandise, ou la révolution sexuelle : « Le célèbre rapport Master et Johnson sur la sexualité féminine ne fait qu'accroître cette angoisse : les femmes y sont présentées comme sexuellement insatiables, dotées d'une capacité orgasmique telle qu'elles paraissent littéralement infatigables » (p 306). En réalité, le livre de ces auteurs (La réponse sexuelle), précis et quantitatif, décrit l'absence de phase réfractaire chez la femme et non une sexualité insatiable. La déformation de Lasch rappelle le débat sur la jouissance rapporté — avec humour chez les anciens — dans la légende de Tirésias. Mêmes déformations sur le féminisme où se confirme que Narcisse, « rongé par ses propres appétits », est un homme. D'autres chapitres sont surprenants : le capitalisme comme paternalisme (p 343) : « La plupart des méfaits discutés dans ce livre ont pour origine une nouvelle forme de paternalisme, qui s'est développée sur les ruines de l'ancienne, celle des rois, des prêtres, des pères autoritaires, des esclavagistes, et des grands propriétaires terriens ». Voilà qui met la transition culturelle plutôt loin en arrière. Surprenante aussi sa conception de l'authenticité (ibidem) : le capitalisme « a donné naissance à une nouvelle culture, la culture narcissique de notre temps, qui interprète l'individualisme prédateur de l'Adam américain dans un jargon à résonances thérapeutiques ; celui-ci vante le solipsisme plutôt que l'individualisme, et justifie l'absorption en soi-même comme “une prise de conscience” révélant une véritable “authenticité”. Ou encore la peur de vieillir : “Pour les Américains, le 40e anniversaire symbolise le début de la fin”.

Lasch surprend par sa méthode plus que par sa thèse. On attend d'un historien contemporain ou d'un sociologue des faits, généralement datés et quantifiés. On ne trouve rien de précis dans ce livre. Les citations sont nombreuses mais concernent généralement les personnes (name dropping) sans référence à leurs écrits. On y trouve aussi des notes de bas de page et de fin de livre, et encore des italiques, des guillemets, puis des phrases en retrait et petits caractères dont on ne sait si elles sont la pensée de l'auteur ou des extraits de ses lectures. Mon édition (Champs Essais 2006) est suivie d'une postface apologétique de 20 pages, datée de 1991, où Lasch se défend d'avoir écrit une jérémiade et revient sur sa thèse sans apporter de nouvelle précision. de fait, pour que le narcissisme soit la cause unique de si nombreuses conséquences, il est préférable qu'il soit vaguement défini.

Bref, je suis déçu par cette lecture et ne la recommande pas. Mon erreur était de prendre Lasch pour un historien sociologue et son livre pour un argumentaire. C'est un chroniqueur prolixe, ce qu'on appelle en 2020 un influenceur. Un sujet voisin est traité avec brio en deux fois moins de pages par Charles Taylor, où “Le malaise de la modernité” remplace “La culture du narcissisme” avec trois thèmes dominants, l'individualisme, la technologie et la bureaucratie, suivis d'une éthique de la représentation de soi.
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