Citations sur Les visages écrasés (34)
D'un côté, les forfaits à 29,90 euros et les offres illimitées et, de l'autre, les conditions de travail qui permettent ces prix défiant toute concurrence et leurs conséquences sur la santé des salariés. (p. 85)
Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines. Ces projets montés en quelques jours, annoncés priorité - n°1 - et abandonnés trois semaines plus tard sans que personne ne sache vraiment pourquoi, sur un simple coup de fil de la Direction. La valse silencieuse des responsables d'équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles, mutés dans une autre agence ou partis par la petite porte. Cette tension permanente suscitée par l'affichage des résultats de chaque salarié, les coups d'oeil en biais, les suspicions, le doute permanent qui ronge les rapports entre collègues, les heures supplémentaires effectuées pour ne pas déstabiliser l'équipe, le planning qui s'inverse au gré des mobilités, des résultats financiers et des ordres hebdomadaires. Les tâches soudaines à effectuer dans l'heure, chaque jour plus nombreuses et plus complexes. Plus éloignées de ses propres compétences. Les consignes qui évoluent sans arrêt. Les anglicismes et les termes consensuels supposés stimuler l'équipe et masquant des réalités si sourdes et aveugles que le moindre bonjour est à l'origine d'un sentiment de paranoïa aiguë. L'infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition. La paie, amputée des arrêts maladie, et les primes au mérite qui ne tombent plus. Les objectifs inatteignables, les larmes qui montent aux yeux à tout moment, forçant à tourner la tête pour se cacher, comme un enfant qui aurait honte d'avoir peur. Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul. Mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des chiffres, les caméras de surveillance, la double écoute, le flicage, la confiance perdue. La peur et l'absence de mots pour la dire. (p. 21-22)
Je suis certainement le seul lien humain qui existe entre eux et personne ne s’en est jamais aperçu. Je suis leur confidente, leur mère, leur réceptacle, leur fosse à purin, leur objet de fantasme en même temps que la prostituée sur laquelle on s’épanche pour ne pas craquer. Parfois, tout cela à la fois.
Il a quitté mon cabinet et, par la fenêtre de la salle d'attente, je l'ai vu, assis au volant de sa voiture, la tête entre les mains. J'ai eu mal. Pour lui, pour moi, pour tous les autres. Gorge nouée et paupières remplies de larmes. Une douleur effroyable au ventre. Un goût amer de bile dans la bouche, un début de vertige.
J'étais impuissante. D'un point de vue :
Professionnel,
Humain,
Médical,
Juridique,
Je ne servais plus à rien.
(p. 31-32)
Il faut sans doute expliquer que, pour les médecins du travail, les pathologies dont souffrent leurs patients se découpent en deux parties clairement distinctes. D'un côté, les accidents du travail à proprement parler. En gros, tout ce qui touche au corps. Un manœuvre qui tombe d'une poutrelle, un conducteur de bus qui se fait agresser, un carreleur qui reçoit un sac de ciment sur le pied. Case réservée en général aux métiers manuels et aux accidents violents avec témoins de confiance. Les arrêts maladie pleuvent. D'un autre côté, tout ce qui relève de la sphère privée. Traduire : les risques psychosociaux.
Les suicides font bien sûr partie de la seconde catégorie.
"Ce qui me taraude, c'est pourquoi il a fait ça [suicide] sur son lieu de travail."
Je le regarde avec mépris.
"A votre avis, à qui préférait-il offrir la vision de son cadavre en premier ? Ses gosses ou ses collègues de boulot ?"
(p. 206)
L'image de Vincent, broyé pendant toutes ces années, s'intercale entre les phrases. Je revois ses cheveux tomber en même temps que sa fierté. Je le vois passer du statut de salarié à celui de rouage. Du rouage à la bête aux abois. De la bête aux abois au légume. Du légume à l'oubli.
(p. 114)
Le corps relève de la médecin du travail, le psychisme, non. Le foie, les muscles, les traumatismes crâniens, les entorses, les foulures, les bras cassés, les fémurs brisés, les infections, les irradiations, tout cela ou presque rentre avec le temps dans les cadres établis par la déontologie médicale. Par contre, ce qui se passe dans la tête doit rester dans le cadre strict du domicile. Au mieux, on parlera de stress. Au pire, on vous demandera de garder vos idées noires à la maison. Un salarié qui tente de se suicider sera presque soupçonné de vouloir nuire à l'image de son employeur. Ou, plus grave, au monde du travail en général.
- [...] vous avez inscrit 'urgent' dans son dossier et vous l'avez laissé rentrer chez lui.
- Qu'est-ce que je pouvais faire ? J'ai insisté pour qu'il aille voir un spécialiste et qu'il s'arrête immédiatement, mais je ne pouvais pas le forcer à m'écouter. [...]
- Vous avez quand même un pouvoir de prescription.
- Un médecin du travail n'a même pas le droit de faire une ordonnance ! Tout ce que je peux faire, c'est remplir mes dossiers, soigner une blessure au mercurochrome et alerter ma hiérarchie ou le Conseil de l'Ordre en cas de problème de santé.
(p. 57)
Les coupables ne se suicident pas.