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Critique de Nastasia-B


Je sais pertinemment qu'il y a de nombreux fans, aficionados et adorateurs de Dennis Lehane sur ce site, et je sais également que ce que je vais écrire plus bas ne leur plaira pas forcément, mais l'on n'est pas obligé d'être de l'avis de tout le monde, et c'est le droit que je m'octroie aujourd'hui, quitte à passer sous les fourches caudines de leur mépris.

Je l'avais déjà constaté et maladroitement argumenté à propos de Shutter Island et j'ai éprouvé un sentiment analogue à la lecture de Mystic River.

L'histoire est parfaite, un scénario finement huilé, très cinématographique, très dialogué, idéal pour être porté à l'écran. Ce que fit d'ailleurs Clint Eastwood avec grand brio pour Mystic River ou Martin Scorcese pour Shutter Island.

Or, c'est précisément là que je commence à tiquer. En effet, je ne connais pas de bons romans que l'adaptation à l'écran n'ait amoindris, car inévitablement tous les aspects que recouvrent un bon roman ne sont pas transmissibles en format cinéma. Vous me suivez ? (Bien sûr on peut toujours écrire « Ses godasses étaient usées jusqu'à la corde et elle se décida enfin à les foutre en l'air. » mais on peut aussi écrire « le soir de ses ballerines avait paru, depuis bien longtemps déjà, et elle eut regret de s'en séparer... à jamais. » )

Il va sans dire qu'on peut trouver des tenants du livre au détriment du film, mais on en trouvera peut-être autant qui prétendent l'inverse. La vérité, c'est probablement que le film et le bouquin se valent, très fidèles l'un à l'autre, avec leurs avantages réciproques, mais dans l'ensemble, très comparables. Comme si, finalement, la véritable finalité du livre était d'être porté à l'écran.
C'est la définition textuelle d'un scénario.

Pour moi, Dennis Lehane est un scénariste hors pair, mais pas un écrivain au sens où je l'entends. Je n'ai peut-être pas suffisamment argumenté ce point dans l'avis que j'ai laissé à propos de Shutter Island, alors je vais tâcher de faire mieux et d'être plus parlante pour Mystic River.

De mon point de vue, par exemple (je prends cet exemple, mais je pourrais diversifier à l'infini, qui connaît, autre exemple, la chaîne de restauration rapide Chuck E. Cheese et comprend qu'il faut entendre par là qu'elle accueille tout particulièrement les enfants ?) lorsque Dennis Lehane nous parle de telle ou telle actrice de série mièvre américaine, il suppose que son lectorat connaît cette actrice, s'en fait une image mentale parlante et connaît le « type » que cette actrice matérialise. Bien évidemment, pour un certain nombre de lecteurs, c'est parlant, c'est évocateur. Mais pour un nombre encore plus grand d'autres (nombre qui ne fera qu'augmenter au fur et à mesure que ces séries tomberont en désuétude, remplacées par d'autres du même acabit mais plus récentes), cette référence est sans fondement. En ce sens, c'est une faiblesse d'écriture. Un livre doit se suffire à lui-même. S'il faut baigner dans un jus culturel particulier pour lui être accessible, c'est dommage.

Pour rendre cet exemple encore plus parlant, si je vous parle d'Alice Sapritch, de Dorothée ou de Vanessa Demouy, pour un certain nombre d'entre vous, cela fera sens. Chacune, à sa façon, représente un type particulier et digne d'offrir une comparaison. Cependant, si j'écris dans un roman : « C'était le portrait craché de Dorothée. » C'est une faute d'écriture car nombre de lecteurs présents et futurs ne s'imaginent pas le moins du monde qui peut bien être Dorothée, et je ne vous parle même pas d'un pauvre lecteur sud-américain, congolais ou chinois. Il y a un effort de généralisation qui n'a pas été accompli par l'écrivain. Celui-ci aurait plutôt dû écrire : « Elle avait une blondeur, un sourire forcé et un ton débilitant digne d'une présentatrice d'émissions de jeunesse des années 1980. » Ici, même si mon lecteur n'était pas né ou si au contraire il était trop vieux ou d'une tout autre culture pour avoir connu les émissions de jeunesse des années 1980, il a au moins un moyen de faire fonctionner son imaginaire pour se fabriquer une image mentale (le propre du roman, par opposition au cinéma qui impose une image et une seule), et ainsi lui ouvrir les portes de la compréhension fine de ce qu'a voulu exprimer l'auteur.

Je ne fais pas mystère du fait que j'affectionne les classiques, pourtant, je peux vous pointer très exactement tel et tel point chez tel ou tel auteur, où l'écrit rate totalement sa cible. Qui connaît les airs à la mode à Paris en 1836 ? Si l'argumentaire tient sur le nom de cet air et ce nom seul, vous pouvez être sûr que l'auteur s'est planté, au moins pour la destinée à long terme de son oeuvre. Bien évidemment, si l'on souhaite faire de la littérature jetable, vite écrite, vite lue, vite oubliée, c'est autre chose et vous pouvez oublier cet élément de généralisation.

J'en veux d'ailleurs pour preuve que ce même Dennis Lehane, lorsqu'il écrit Shutter Island, c'est-à-dire une histoire qui se déroule à une époque que lui n'a pas connu, fait l'économie totale de tous ces petits marqueurs soi-disant " d'authenticité ", tel le surnom employé localement pour désigner un modèle de voiture ou bien encore la métonymie de la marque pour désigner une bière. Preuve, s'il en était besoin, de leur totale inutilité stylistique.
Pour terminer sur ce point de style (ou d'absence de style plus exactement) je me contenterai de citer Pierre Desproges qui disait : " J'imite vachement bien l'accent cancéreux de mon père, ça fait rire tous les gens de ma famille, mais évidemment, c'est moins drôle si on connaît pas mon père. "

Si je suis scénariste et non romancier, au contraire, je n'ai pas à faire cet effort de généralisation, car je sais que l'image va venir suppléer au signifié propre du texte. Je n'écris donc pas un scénario comme j'écris un roman.

Si je suis romancier et non scénariste, je sais qu'il y a ce que j'écris (important) et COMMENT je l'écris (encore plus important), car je sais que ce qui restera dans la tête de mes lecteurs, ce ne sera probablement qu'une image globale de l'histoire, par contre, le flamboiement d'une formule, l'impact de tel mot juxtaposé à tel autre, ça c'est ce que l'on retient pendant des siècles et des siècles et c'est ça qu'on entend par le mot littérature au sens noble du terme.

Peut-être est-ce parce que j'ai une trop haute opinion du roman en tant qu'outil d'édification que je suis si pointilleuse sur sa qualité d'écriture et sur les termes dont on se sert pour le qualifier.

Je le répète, pour moi, Mystic River est un super scénario de thriller et j'ai vraiment beaucoup aimé l'adaptation cinématographique qui en est issue et qui lui est très fidèle, mais plus que jamais, Mystic River n'est pas un roman. Ce n'est pas assez écrit pour le considérer comme tel. Je ne peux pourtant pas dire que le résultat soit désagréable à lire, c'est même tout le contraire, c'est juste que je ressens un goût d'inachevé derrière ce fantastique travail d'édification d'un scénario aussi plaisant. Avec un soupçon d'écriture là-dessus, ç'aurait pu être un vibrant chef-d'oeuvre.

Un roman que rien ne dénature à l'écran n'est pas un roman. Prenez n'importe quel roman digne de ce nom, dans des styles ou des époques divers : Les Liaisons Dangereuses, Les Misérables, Voyage Au Bout de la Nuit ou n'importe quel vrai roman. Portez-le à l'écran de la meilleure façon qui soit et dites-moi si vous n'y avez rien perdu.

Bien sûr que si, vous y aurez perdu car l'adaptation ne tiendra compte que du scénario de ces romans et est incapable, par nature, d'évoquer le reste, cette dimension que seule la lecture peut révéler. le scénario n'est qu'une partie (voire la plus faible partie) de ces romans majeurs. (J'ai entendu une fois Daniel Pennac évoquer la difficulté d'adapter ses romans à l'écran, justement, en raison de son écriture métaphorique, intraduisible par l'image.)

On a un peu trop tendance à croire que parce que certains très bons romans ont été magistralement adaptés au cinéma, ce qui en fit d'excellents films, on s'imagine que la réciproque est vraie. À savoir qu'un roman dont est issu un excellent film, et fidèle à celui-ci, ne peut être qu'un excellent roman. Non, et cent fois non, car le roman avait sa raison propre d'exister avant le film. Même sans film cela reste un excellent support culturel, un support de l'imaginaire, tandis qu'un scénario c'est la version écrite d'un storyboard, c'est-à-dire une étape embryonnaire dont le stade achevé, le stade ultérieur est la production d'un support audio-visuel. Ce support, n'est pas nécessairement dévolu à promouvoir l'imaginaire du récepteur ou à travailler sur la langue comme l'est le roman et c'est là toute la différence.

Je prends le roman policier, le roman noir, le thriller suffisamment au sérieux pour croire qu'il est possible d'en faire des romans, au sens le plus noble, et pas de simples scenarii, certes magnifiquement ficelés, mais de simples scenarii tout de même.
Bon, je me suis un peu emportée, et après un tel prologue, peut-être me faut-il tout de même dire deux mots du scénario lui-même, puisqu'il est le fer de lance de l'ouvrage.

Trois gamins de Boston, Jimmy Marcus, Sean Devine et Dave Boyle, traînent dans la rue un jour de 1975 quand ils tombent sur deux types bizarres, à l'allure de flics, qui leur font une remontrance. Ils se proposent de reconduire chez eux ces petits voyous, mais les trois garçons ont un mauvais pressentiment sur ces deux hommes. Seul Dave montera finalement dans la voiture.
Les deux hommes s'avèreront être des pédophiles et Dave restera traumatisé par ces quatre jours d'enfer vécu auprès d'eux.

Vingt-cinq ans plus tard, alors que les trois amis se sont plus ou moins perdus de vue depuis bien longtemps et ont suivi des destinées fort différentes, l'assassinat de la fille de Jimmy va les réunir de la façon la plus étrange.

Dennis Lehane nous conduit à merveille sur les sentiers du doute, dans les tréfonds de la psychologie de ses personnages, sur l'irrationnel enfoui en chacun de nous, sur... stop ! Il n'est pas convenable de vous en dire beaucoup plus donc je me contenterai de ce petit avant-goût et en profite pour vous rappeler que tout ce que j'ai exprimé plus haut ne représente que mon minuscule avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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