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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre, complète en 3 tomes. Il comprend les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2017, écrits, dessinés, encrés, et mis en couleurs par Jeff Lemire qui a également réalisé les couvertures. Il n'y a que le lettrage qui a été confié à quelqu'un d'autre, en l'occurrence Steve Wands. En outre le premier épisode est un numéro double de 40 pages.

Dans un pavillon de banlieue à Royal City (45.300 habitants), un homme mûr n'arrive pas à trouver le sommeil. Dans le même temps, un flux de pensées évoque la difficulté de grandir dans une ville, avec des pensées non-conformistes. Peter Pike, le vieil homme, se lève au milieu de la nuit, et va chercher de quoi se constituer un petit en-cas, dans le frigidaire. Il est interrompu par sa femme Patricia qui lui indique ce n'est pas bon pour sa santé. Il lui rétorque qu'il peut encore sentir l'odeur de tabac froid, de la cigarette qu'elle vient de fumer. Il se retire dans l'appentis adjacent où il entrepose sa collection de postes de radio de collection, pour manger tranquille. Il joue avec une de ses radios et a l'impression d'entendre la voix de Tommy, son fils décédé quelques années auparavant. Il s'écroule inconscient sous le coup d'une attaque.

Alors que Peter Pike est à l'hôpital, Pat (Patrick) Pike, écrivain, se rend à Royal City depuis la grande ville où il a élu domicile pour aller visiter son père qui est encore dans le coma. Il est au téléphone et il négocie avec Charlie son agent littéraire pour bénéficier d'encore deux semaines de délai avant de livrer le manuscrit de son prochain livre. Il s'arrête en plein milieu de la route ayant aperçu un enfant se tenant au milieu de la chaussée. À Royal City, Tara Pike présente son projet de complexe hôtelier complété par un parcours de golf, à l'endroit où se dresse actuellement une usine fabriquant des éléments de plomberie. Elle effectue sa présentation au propriétaire de l'usine et à son fils Dougie. le propriétaire demande ce qu'en pense Steve, le mari de Tara, car cela va supprimer son emploi. Richard Pike se réveille en sursaut d'un mauvais trip, dans son appartement minable. Il a oublié de se réveiller pour aller au boulot à l'usine, et il décide d'aller se bourrer la gueule pour le week-end, dans une ville avoisinante. Patricia Pike est en train de veiller auprès de son mari inconscient sur son lit d'hôpital, pendant les horaires de visite, en compagnie de Tommy qui est un prêtre.

Jeff Lemire est un auteur indépendant qui s'est fait connaître avec Essex County: Ontario, Canada (2008/2009), et qui a poursuivi sa carrière en travaillant aussi bien pour DC que pour Marvel, sans oublier de réaliser des séries indépendantes comme Sweet tooth (2009-2013, 40 épisodes) publié par Vertigo. Cette série débutée en 2017 s'inscrit dans ses oeuvres intimistes, et réalistes. le lecteur découvre une famille installée dans une petite ville du continent nord-américain : Peter Pike (le père), Patricia Pike (la mère), tous les deux à la retraite, et leurs enfants Pat Pike (écrivain), Tara (agent immobilier, mariée à Steve qui est contremaître dans l'usine de plomberie), Richard (ouvrier dans l'usine de plomberie, porté sur l'alcool). Au fil des séquences, le lecteur rencontre également Randy (l'associé de Tara), Steve (le mari de Tara), le propriétaire de l'usine familiale, Greta (actrice et épouse de Pat). Il est régulièrement question de Tommy, le fils décédé à un jeune âge de Patricia & Peter Pike. Il comprend qu'il est en train de lire un drame, le poids du non-dit dans une famille, d'observer les séquelles de la mort d'un membre de la famille (peut-être le plus jeune), de voir comment les carrières respectives des uns et des autres semblent se heurter à la réalité, et mener nulle part, voire se déliter avec les années qui passent. Jeff Lemire utilise une solution très élégante et très poignante pour montrer que la mémoire de la courte vie de Tommy plane encore dans les esprits des autres membres de la famille Pike. Il réalise un épisode déchirant avec le numéro 5 dans lequel il est donné à voir à Peter Pike (le père) l'état réel de la vie de ses enfants et de sa femme, et aucun d'entre eux n'est au meilleur de sa forme.

S'il découvre pour la première fois une bande dessinée de Jeff Lemire, le lecteur peut être un peu déconcerté par ses choix graphiques. Les formes donnent l'impression d'avoir été délimitées par un artiste malhabile, utilisant un trait trop fin, étant obligé de repasser quelques contours pour les rendre plus consistants, ennemi du trait tracé à la règle, préférant les traits de guingois, rarement horizontaux ou verticaux. En outre, Lemire réalise lui-même la mise en couleurs à l'aquarelle, et c'est tout juste s'il ne déborde pas. Toutefois derrière cet amateurisme apparent, le lecteur constate une solide narration graphique. Pour commencer il a conçu des personnages disposant tous d'une apparence banale, et en même temps immédiatement reconnaissables. Ils disposent tous d'une tenue vestimentaire adaptée à leur âge, à leur position sociale et leur occupation. Il n'y a pas à se tromper entre le pyjama de Peter, la robe de chambre de Patricia, le jean et la chemise par-dessus le teeshirt de Pat, le débardeur et le pantalon sale de Richard, ou encore le tailleur chic de Tara. Alors même que le lecteur peut tiquer devant les lèvres dessinées comme des petites saucisses, ou les yeux en forme de gros point noir irrégulier, il ressent une forte empathie pour chaque personnage, grâce à leur visage expressif, malgré les apparences. Il note aussi leurs poches sous les yeux, et le teint violacé de certaines de ces poches, comme si les individus concernés souffraient d'une fatigue accumulée depuis plusieurs semaines, ou comme si leur énergie était sapée par les soucis.

De la même manière, le lecteur constate qu'il peut tiquer devant des formes simplifiées pour les décors et les accessoires, mais dans le même temps ils sont tous immédiatement compréhensibles et très faciles à lire. Il n'est pas possible de reconnaître un modèle d'automobile ou de prendre les appareils médicaux dans la chambre de Peter Pike comme étant des modèles existants. Pour autant, le lecteur peut se projeter dans chaque environnement : l'appentis avec les radios bien rangées, la longue route passant au milieu de grandes plaines, la chambre d'hôpital, le petit immeuble avec des appartements bon marché, l'appartement bien propre de Tara Pike, les toilettes dégoûtantes d'un bar mal fréquenté, le diner impersonnel, la nef de l'église, etc. Là encore l'artiste les esquisse à grands traits semblant peu assurés, mais avec une efficacité redoutable. La mise en couleurs par aquarelle n'a rien de spectaculaire ; elle donne l'impression d'être réalisée à la va-vite. Il suffit cependant de s'arrêter un instant sur une page ou même sur une case pour constater que l'artiste l'a pensée et réfléchie avant de la réaliser. Elle sert à la fois à faire ressortir les formes les unes par rapport aux autres, à évoquer la couleur de chaque élément en partant d'une approche naturaliste, à figurer les ombres portées, à ajouter de la texture à certaines surfaces, à augmenter leur relief. Sous des dehors de dilettante, Jeff Lemire réalise en réalité une mise en couleurs très sophistiquée, tout en prenant grand soin qu'elle reste discrète et qu'elle complémente les dessins sans avoir l'air d'y toucher.

Il ne faut qu'une demi-douzaine de pages pour que le lecteur ressente l'impression d'évoluer aux côtés des personnages dans cette ville de petite importance (pour le continent nord-américain), sans relief, aux aménagements fonctionnels et sans personnalité, vaguement usés par le temps. Jeff Lemire réalise un travail graphique étonnant faisant ressortir la banalité des environnements, tout en leur donnant des caractéristiques à chacun. Il s'avère tout aussi subtil dans la manière de raconter son histoire avec les mots. La séquence d'ouverture invite à suivre Peter Pike alors qu'il se relève pour aller prendre un petit quelque chose à manger, et dans le même temps, les cellules de texte évoquent la vie sans éclat à Royal City, comme s'il s'agissait des réflexions de Peter Pike. le lecteur découvre par la suite qu'il s'agissait des pensées d'un autre personnage, couchées sur son journal intime. Ce même journal intime réapparaît dans les mains d'un autre personnage qui s'en est servi et qui doit maintenant décider qu'en faire. Il constitue donc un lien entre 3 personnages qui n'en ont pas forcément conscience. Jeff Lemire prend le lecteur par surprise en insérant un fac-similé d'une page de ce journal à la fin du premier épisode, le lecteur sentant sa gorge se serrer devant cet artefact.

Sous réserve qu'il ait conscience de la nature du récit (un drame intimiste, et pas une aventure de superhéros ou un thriller), le lecteur attend de la part de l'auteur une certaine sensibilité, à la fois pour la personnalité des protagonistes, mais aussi pour les liens familiaux tissés dans le cadre d'une histoire partagée. Il voit rapidement comment la mort de Tommy a laissé une empreinte indélébile sur les uns et les autres, de nature différente, mais avec la même conscience de leur mortalité et de perte irrémédiable. Cela en pousse certains à faire plus, et d'autres à accepter leur médiocrité. Au fil des séquences, le lecteur observe le souvenir que les personnages ont gardé de Tommy, avec un effet paradoxal, car ils l'ont tous figé comme il était enfant ou adolescent, sauf un qui le voit comme adulte, alors que c'est celui qui a le moins d'espoir dans l'avenir. Les dialogues font également émerger le poids des attentes exprimées ou non de la mère Patricia vis-à-vis de chacun de ses enfants. Il s'agit d'un poids très lourd à porter, d'espoirs quasiment impossibles à assumer. Jeff Lemire utilise également avec parcimonie et à bon escient des symboles visuels, comme celui du baptême, ou encore celui de tourner la page. Il sait mettre à nu des stratégies comportementales, à la fois de manière directe (l'un des fils reprochant à sa mère de tout ramener à elle), à la fois de manière plus analytique (quand l'un des fils constate qu'en tant qu'adulte, ils sont tous figés dans la posture de continuer à se comporter comme ils étaient en 1993).

L'expérience montre qu'il est difficile pour un auteur de genre (anticipation, SF, thriller, superhéros, etc.) d'effectuer la transition à un roman traditionnel, car les conventions n'en sont pas les mêmes, et l'horizon d'attente du lecteur est radicalement différent. Avec cette série, Jeff Lemire se lance dans un roman dramatique, en conservant ses habitudes narratifs, visuelles et de construction du récit. Une fois adapté à sa personnalité narrative, le lecteur constate que la narration visuelle est très sophistiquée sous des dehors de dessins pas peaufinés, et que les trajectoires de vie des personnages les confrontent aux difficultés et obstacles de l'existence, avec une mise en lumière des difficultés de la condition humaine, des liens visibles et invisibles tissés au sein d'une famille, des schémas psychologiques complexes.
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