" Tu as écrit un recueil de tercets, brefs et condensés comme ta vie. Tu n'en parlas à personne. Ta femme les découvrit après ta mort dans le tiroir de ton bureau:
[...]
Le jour m'éblouit, Le soir m'apaise, La nuit m'enveloppe.
Dominer m'oppresse, Subir m'asservit, Etre seul me libère.
La chaleur me gêne, La pluie m'enferme, Le froid m'éveille.
Le tabac m'irrite, L'alcool m'endort, La drogue m'isole.
Le mal me surprend, L'oubli me manque, Le rire me sauve.
L'envie me porte, Le plaisir me déçoit, Le désir me reprend.
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L'équilibre me tient, La chute me révèle, Le rétablissement me coûte.
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Le temps me manque, L'espace me suffit, Le vide m'attire.
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Le bord me tente, Le trou m'aspire, Le fond m'effraie.
Le vrai m'émeut, L'incertain me gêne, Le faux me fascine.
Le bavardage m'égare, La polémique m'enflamme, Le silence me rachète.
L'obstacle m'élève, L'échec m'endurcit, Le succès m'adoucit.
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L'offense me surprend, La répartie me tarde, L'affection me rédime.
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Le sermon m'irrite, L'exemple me persuade, L'acte me prouve.
Nettoyer m'ennuie, Ranger m'apaise, Jeter me délivre.
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Savoir me grandit, Ignorer me nuit, Oublier me libère.
Perdre m'énerve, Gagner m'indiffère, Jouer me déçoit.
Nier me tente, Affirmer m'exalte, Suggérer me contente.
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Dire m'engage, Ecouter m'apprend, Taire me tempère.
Naître m'advient, Vivre m'occupe, Mourir m'achève.
Monter m'est difficile, Descendre m'est facile, Stationner m'est inutile.
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La menace me trompe, L'angoisse me meut, La peur m'exalte.
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La fatigue me calme, La lassitude me décourage, L'épuisement m'arrête.
Construire m'obsède, Conserver m'apaise, Détruire m'allège.
[...]
Le groupe m'oppresse, La solitude me tient, La folie me guette.
Plaire me plaît, Déplaire me déplaît, Indifférer m'indiffère.
L'âge me gagne, La jeunesse me quitte, La mémoire me reste.
Le bonheur me précède, La tristesse me suit, La mort m'attend.
(...) tes survivants seraient les seuls à porter la douleur de ta mort. Cet égoïsme de ton suicide te déplaisait. Mais dans la balance, l'accalmie de ta mort l'emporta sur l'agitation douloureuse de ta vie.
Tu avais rarement tort puisque tu parlais peu.
Tu parlais peu parce que tu sortais peu. Si tu sortais, tu écoutais et regardais. Tu seras toujours juste, puisque tu ne parles plus. À vrai dire tu parles encore, par ceux qui, comme moi, te font revivre et te questionnent. Nous entendons tes réponses, dont nous admirons la sagesse. Mais si les faits donnent tort à tes conseils, nous nous accusons de les avoir mal interprétés. À toi les vérités, à nous les erreurs
Ton suicide rend plus intense la vie de ceux qui t'ont survécu. Si l'ennui les menace, ou si l'absurdité de leur vie jaillit au détour d'un miroir cruel, qu'ils se souviennent de toi, et la douleur d'exister leur semble préférable à l'inquiétude de ne plus être. Ce que tu ne vois plus, ils le regardent. Ce que tu n'entends plus, ils l'écoutent. Et ce que tu ne chantes plus, ils l'entonnent. La joie des choses simples leur apparaît à la lumière de ton triste souvenir. Tu es cette lumière noire mais intense qui, depuis ta nuit, éclaire à nouveau le jour qu'ils ne voyaient plus.
Dans la décomposition des événements, commencement, réalisation et achèvement, tu préférais le commencement, parce que le désir l'y emportait sur le plaisir. Au commencement, les événements concervent le potentiel que l'achèvement leur fait perdre. Le désir se prolonge tant qu'il ne s'est pas accompli. Quant au plaisir, il signe la mort du désir, et bientôt celle du plaisir même. Il est curieux qu'aimant les débuts, tu te sois supprimé : le suicide est une fin. Jugais-tu qu'il soit un commencement ?
Tu t'es tiré une balle dans la tête avec le fusil que tu avais soigneusement préparé. Tu as laissé sur la table une bande dessinée ouverte sur une double page. Dans l'émotion, ta femme appuie sur la table, le livre bascule en se refermant sur lui-même avant qu'elle ne comprenne que c'était son dernier message.
Loin de chez toi, tu goûtais au plaisir d'être fou sans être aliéné, d'être imbécile sans renoncer à ton intelligence, d'être un imposteur sans culpabilité.
Un samedi au mois d'août, tu sors de chez toi en tenue de tennis accompagné de ta femme. Au milieu du jardin, tu lui fais remarquer que tu as oublié ta raquette à la maison. Tu retournes la chercher, mais au lieu de te diriger vers le placard de l'entrée où tu la ranges d'habitude, tu descends à la cave. Ta femme ne s'en aperçoit pas, elle est restée dehors, il fait beau, elle profite du soleil. Quelques instants plus tard, elle entend la décharge d'une arme à feu. Elle accourt à l'intérieur de la maison, elle crie ton nom, remarque que la porte de l'escalier qui conduit vers la cave est ouverte, y descend et t'y trouve. Tu t'es tiré une balle dans la tête avec le fusil que tu avais soigneusement préparé.
La vie m'est proposée
Le nom m'est transmis
Le corps m'est imposé
Le groupe m'oppresse
La solitude me tient
La folie me guette
Le bonheur me précède
La tristesse me suit
La mort m'attend
Tu croyais qu'en vieillissant tu serais moins malheureux, parce que tu aurais, alors, des raisons d'être triste. Jeune encore, ton désarroi était inconsolable parce que tu le jugeais infondé.