En fait, les mois passés dans ces montagnes avaient altéré leur esprit et les avaient endurcis. Tout comme la blessure provoquée le premier jour par une chaussure trop serrée ne se ressent plus avec l'habitude et le pied devenu calleux, les soldats s'étaient faits à une autre vie, rude, âpre et impitoyable.
Dans la République de Turquie, tous ceux qui n'étaient ni juifs, ni arméniens, ni roumis avaient sur leur passeport la mention Religion : islam, mais la plupart ne s'en rendaient même pas compte.
Avant de sombrer dans le sommeil, Meryem dit: «Bibi, pourquoi les coqs ne chantent-ils plus ?
- Les coqs chantent toujours, répondit Bibi, mais certains les entendent, les autres non !
- Moi, je ne les entends plus !» dit Meryam.
Et Gulizar conclut: «C'est que tu ne veux pas que vienne le matin.»
Seher comprenait mieux à présent pourquoi dans son milieu alevi on ne faisait confiance à personne, on préférait les mariages endogènes aux mariages exogènes. A cette époque cela pouvait paraître trèsprimitif, mais des siècles de massacres et d'oppression les avaient obligés à vivre en milieu clos et à épouser leur parentèle. Les jeunes alevis comme Ali Riza se détruisaient à présent ainsi ; un bandeau rouge noué autour de la tête, ils allaient vers la mort.
Hé, cela n'est pas facile de passer en l'espace de cinquante à soixante ans de l'époque ottomane, avec quatre femmes et une foule de concubines, à la monogamie. Les hommes ont donc été incités à trouver ces solutions. De toute façon, grâce à la circoncision et au citron pressé, personne ne craint plus le sida.
Nous nous efforçons d'atteindre les buts fixés par des valeurs qui nous sont extérieures mais pendant ce temps nous oublions nos valeurs intrinsèques; de là vient la cassure dans notre vie.
Le peuple turc faisait grand cas de la circoncision qu'il associait à la notion de propreté. Irfan, lui, pensait que ce traumatisme était lié à la contradiction entre l'adoration et la répulsion de la femme, inhérent au style de vie du mâle turc.
Les hommes turcs pensaient que la circoncision les protégeait du sida. Aucun ne prit de précautions en couchant avec les filles arrivées par milliers de Russie, d'abord sur les rives de la mer Noire, puis envahissant les grandes villes, notamment Istanbul et les villes côtières comme Antalya. Le fait d'être circoncis les immunisait.
Dans le Sud-Est, la guerre durait depuis quinze ans entre le PKK et l'armée turque, et des dizaines de milliers de personnes mourraient, mais cette situation n'empêchait pas Turcs et Kurdes de cohabiter, de célébrer des mariages croisés, de travailler et de se divertir ensemble. Comme c'était bizarre ! Par exemple, il n'y avait pas à présent de conflit de croyance entre alevis et sunnites, pourtant ils ne se donnaient pas leurs filles en mariage, ce qui était à l'origine de nombreux crimes. Les Turcs et les Kurdes ne s'entretuaient que dans les montagnes. En vérité, à y regarder de près, en conséquence de l'exode de millions de personnes, les plus grandes villes kurdes étaient Istanbul, Ankara, Mersin, Antalya. Et là, pas d'affrontements Turcs/Kurdes.