Il avait baissé la tête, ne se sentant pas capable d'affronter son regard, mais le visage de la tragédienne et sa lumineuse tristesse avaient eu le temps d'entrer en lui, à jamais fixés sur la surface sensible de son esprit.
Elle réalisait à présent qu'elle avait cherché son père, dans les hommes qu'elle avait aimés, et qu'elle s'était heurtée à chaque fois à l'antagonisme de ses propres sentiments : le désir de s'abandonner et la nécessité de se préserver, l'attirance et le rejet.
Ce que Luca racontait à Alberto, c'était en fait à la Chanteuse qu'il le racontait, même s'il évitait de poser ses yeux sur elle de peut d'être encore plus gêné. Elle s'en rendait compte, il en était certain. Il ressentait physiquement l'attention qu'elle lui portait, ce fil invisible tendu entre eux...
- Naïvement , quand j'ai commencé à enseigner, j'ai cru que ma mission était de leur apprendre à penser par eux-mêmes. Mais en fait, je suis juste là pour leur mettre des notes et leur faire décrocher l'examen final.
J'aurais aimé pleurer pour toi, je n'ai pas réussi. Ma douleur, mes regrets... Tout est resté en dedans, caché, comme notre histoire...
Le décès du Poète, son amant italien, qui avait mis fin à ses jours huit mois plus tôt lors du festival de San Remo, ainsi que sa propre tentative de suicide, lui donnait la dignité des veuves et le regard lointain de ceux que la mort a embrassés un instant avant de les rendre aux vivants. Une aura mystique et scandaleuse l'enveloppait, provoquant l'engouement du public et des médias.
Plus tard, boulevard des Capucines, devant la foule qui attendait sur le trottoir et les lettres rouges qui affichaient le nom de la Chanteuse en façade, il avait pris conscience de la notoriété de la femme qu'il aimait. Il s'était aussi rendu compte à quel point cette notoriété l'excluait.
Il ne sait pas combien de fois il a relu l'article de La Repubblica. Il ne se souvient même pas de s'être assis, pourtant il occupe l'une des tables près du comptoir. Il relève la tête pour répondre par la négative au serveur qui lui demande s'il désire autre chose, et il a le sentiment de revenir d'un long voyage. Ou plutôt, de n'en être pas tout à fait revenu. Il se trouve dans une zone de transit, sans repères ni d'espace. Il est dans les mots qu'il a lus jusqu'à les vider de leur sens. Jusqu'à ne plus comprendre ce qu'il lisait. Il est avec elle. Il n'a jamais cessé de l'être. Tu m'arrives toujours avec violence. Les nouvelles de toi, une chanson à la radio, ton visage sur un écran de télévision... Tu entres par effraction, lorsque je ne t'attends plus. Et je prends conscience à chaque fois du pouvoir que tu as encore sur moi...