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Critique de Presence


Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre. Ce recueil comprend les 3 épisodes de 48 pages, initialement parus en 1999, écrits par Jeph Loeb, dessinés par Chris Bachalo, encrés par Art Thibert, avec une mise en couleurs de Grant Goleash, et un lettrage de Richard Starkings.

La première image est un dessin en pleine page avec une carte blanche posée par terre, à cheval sur la zone éclairée (en blanc) et la zone dans l'ombre en noir. Les cartouches de pensée sont ceux d'un individu appelé Gray. Dans la séquence suivante, un individu montré partiellement commet un crime sadique sur une femme. Les cases ne montrent que des détails en gros plan. Puis la narration passe à un autre endroit : un bar luxueux dans lequel Ed (le barman) accueille une unique cliente, une très belle femme à la chevelure blanche Amanda Collins, surnommée madame White. Mystérieusement, le briquet à essence subit un dysfonctionnement quand Ed essaye d'allumer la cigarette de sa cliente.

À la sortie du bar, en pleine journée, madame White donne une carte blanche à Blue, un joueur de bonneteau. Ce dernier la confie à Amy, une jeune femme de bonne famille, à côté de qui il s'assoit sur un banc, sans rien lui dire. Ailleurs dans New York, Black propose à Charity (une droguée) de le suivre avec la promesse d'un billet de 100 dollars à l'effigie de Benjamin Franklin. Sur une route désertique du Nevada, Dex (Dexter Grimes) prend en stop Red, alors qu'il transporte un cadavre dans le coffre de sa voiture. Entretemps, Amanda Collins se rend chez le docteur Shindler Lake, un psychothérapeute, qui a recours à l'hypnotisme pour faire remonter des souvenirs anciens. Sa patiente évoque des souvenirs datant de 1660 à Killybergs en Irlande, en adoptant un accent irlandais.

En commençant ce récit, le lecteur est frappé par 2 aspects : la narration est éclatée au point de ne pas faire sens, d'aligner des séquences qui ne sont pas liées, et ensuite la mise en forme fourmille de particularités au point d'en devenir maniérée par moment. le lecteur doit donc faire preuve de patience pour finir par voir apparaître la structure du récit, et l'articulation entre les différents personnages qui disposent chacun d'un fil narratif, à savoir White (Amanda Collins), Amy, Charity et Dex, sans oublier le retour dans le passé, et les agents Black, Blue et Red. Bien sûr, Jeph Loeb a construit une histoire en bonne et due forme, avec une conclusion en bonne et due forme. Il a choisi de reprendre le titre d'une anthologie d'horreur classique de DC Comics, voir Showcase Presents: The Witching Hour Vol 1. Il n'en a gardé que le titre, et il développe un fil narratif qui constitue la colonne vertébrale du récit : l'histoire d'Amanda Collins, autour duquel s'articulent les récits des autres personnages, sur fond de croyances Wicca. Il cite en particulier le Rede wiccan, un texte qui définit le code de loi moral de la Wicca.

L'autre élément qui frappe réside dans l'attention apporté à chaque composant de la mise en forme du récit. Il commence donc par 3 pages en noir & blanc, avec un fort contraste, mais aussi un effet de tramage à base de points, pour rendre compte des ombres portées. La première page consiste en un dessin qui occupe toute la page (un gros plan simplifié jusqu'à flirter avec l'abstraction), la troisième est découpée en 25 cases (5 rangées de 5), toutes de la même taille. le lecteur constate également que la police de caractère utilisée pour les cartouches des pensées de Gray est un peu plus élégante que celle utilisée pour les phylactères des dialogues. Richard Starkings utilise une autre police pour les souvenirs d'Amanda Collins, évoquant une forme d'écriture plus vieille. Enfin, le lecteur attentif remarque que les phylactères d'Amanda Collins ne sont pas détourés par un trait encré, pour indiquer que la voix de ce personnage présente une particularité. Il y a également la forme très particulière des phylactères de Black qui parle souvent en citant des auteurs. Certains hauts de page et pieds page comprennent quelques mots qui parfois forment une phrase sur plusieurs pages ; à nouveau le lettreur utilise différentes fontes pour attester de la diversité de la provenance de ces mots.

Le lecteur retrouve également les tics graphiques de Chris Bachalo qui ajoute au maniérisme de la narration. La morphologie des personnages est légèrement exagérée, avec des visages dépourvus de ride, ou de texture de peau, des silhouettes qui peuvent être un peu élancées pour les personnages féminins, plus massifs pour les personnages masculins. Les chevelures sont représentées avec une accentuation de leur forme et de leur volume, le dessinateur usant de la licence artistique pour insister sur l'aspect plastique, plus que sur des ondulations réalistes. Il conçoit également des mises en page en fonction de la nature de chaque type de séquence. le récit commence donc avec ces 3 pages : (1) un dessin en pleine page, (2) quatre cases toujours en noir & blanc, (3) une page avec 25 cases. Il se termine exactement avec le même découpage en ordre inverse : avant-avant dernière page avec 25 cases, avant dernière page avec 2 cases, et un dessin en pleine page pour la dernière. de manière tout aussi patente, Bachalo réalise des pages sous la forme d'illustrations enchevêtrées sans bordure de case, avec les textes de Loeb sans bordure de cartouche autour, comme un livre illustré de contes pour enfant.

Dans la plupart des séquences, Chris Bachalo investit du temps pour décrire avec minutie les environnements. Par exemple lors de la première scène dans le bar, le lecteur peut laisser son regard courir sur le jukebox, sur les tentures des murs, sur les fauteuils en cuir avec les clous décoratifs, les différentes formes de bouteille derrière le comptoir, la caisse enregistreuse, le grand miroir, les lampes à abat-jour, le portemanteau, le noeud papillon d'Ed, son gilet décoré de smileys imprimés, etc. En même temps, il simplifie certaines formes pour les rendre plus facilement lisibles. Par exemple, les touches de la caisse enregistreuse sont toutes de la même taille, sans fonction associée, ou la surface des grenades (fruits du grenadier) ne présente pas de texture. L'usure du comptoir ne reflète pas la réalité, mais est ajoutée pour renforcer la dimension ancienne. Ce degré de simplification peut aller en augmentant vers l'abstraction, par exemple les feuilles des arbres en train de voleter représentées uniquement par une forme colorée en vert, ou se détachant en ombre chinoise. Il aboutit pour un cas particulier à une imagerie enfantine : l'étoffe bleue nuit parée d'étoiles et de croissants de lune dont se drape Amanda Collins à quelques reprises. L'association de ces différentes caractéristiques donne une narration visuelle variée et détaillée, avec un parfum parfois un peu enfantin du fait des simplifications. L'encrage d'Art Thibert respecte avec méticulosité les traits de Bachalo tant dans la forme que dans l'esprit.

À sa manière, Jeph Loeb adopte une narration tout aussi maniérée que les dessins de Chris Bachalo. Il y a donc la forme éclatée du récit qui peut soit relever d'une approche ludique pour le lecteur, soit constituer un obstacle dissuasif au plaisir de lecture. Mais le lecteur peut aussi trouver du plaisir à chaque fil narratif, même si ce qui les lie n'est pas apparent tout de suite. Amanda Collins est magnifique et il apparaît qu'elle est la sorcière évoquée par l'adjectif du titre. Ses interactions avec les autres personnages présentent une aura de mystère et de magie, sans qu'elle ne lance de sorts ou ne gesticule pour en appeler à des entités démoniaques. En outre, le scénariste n'insiste pas lourdement sur les tenants de la foi Wicca, se contentant d'évoquer le Rede, sans le citer. Il est question de rester en contact physique avec la terre, et des connaissances de la nature, avec l'accessoire qu'est la clochette, mais sans description de rituel. Il indique en cours de récit à quoi correspondent les noms des personnages Red, Black, Blue et White, et comment ils sont liés à la culture wiccan. Avec un peu de recul, la forme du récit, divisée autour de plusieurs personnages, évoque celle d'une anthologie comme Witching Hour, sauf qu'ici les récits sont menés concomitamment, au lieu d'être narrés un par un. Gray explicite même le sens qu'il donne à l'expression Witching Hour au début du deuxième chapitre.

Le lecteur peut donc choisir de voir les histoires de Dex, Amy et Charity comme autant de nouvelles, avec une chute poétique. Mais le fait de les avoir racontées en même temps leur donne plus d'importance par rapport à l'histoire globale, les intègre mieux. de la même manière les remémorations d'une vie antérieure d'Amanda Collins constituent aussi une histoire avec une chute poétique, mais très convenue et prévisible… sauf si le lecteur considère qu'elle trouve son aboutissement avec les séances de psychothérapie, au temps présent. Dans ce cas-là, elle devient beaucoup plus originale. En outre, le personnage de Gray semble être un avatar de Jeph Loeb livrant quelques observations empreintes de sagesse, avec un soupçon discret de sarcasme, à commencer par le fait qu'heureusement que chaque chose a une fin. Il donne également son avis sur les joueurs (Dex en étant un représentant) : les joueurs sont une espèce intéressante qui préfère parier sur les résultats de la vie, plutôt que d'y participer. Au-delà des histoires d'Amy, Dex et Charity, le lecteur peut prendre plaisir aux thèmes qu'elles charrient comme l'assouvissement d'un désir et le prix à payer, ou les occasions ratées, l'importance de l'environnement pour la vie à venir de l'individu, ou encore l'abus d'une position d'autorité. Il peut aussi apprécier la pertinence des citations effectuées par Black, d'auteurs comme Samuel Smiles, John Milton, Richard Kipling, Victor Hugo, James Barrie, Alexandre Dumas, HG Wells.

Cette mouture de Witching Hour relève d'une création d'auteurs, très investis dans leur oeuvre, du scénariste au dessinateur, en passant par l'encreur, le metteur en couleurs et le lettreur. le soin apporté à chaque composante de la narration donne une forme un peu maniérée, un peu précieuse, qui ajoute à la désorientation générée par la structure narrative. Submergé par des informations de nature diverse, le lecteur ne sait pas tout de suite comment les hiérarchiser, quelle importance accorder à chacune. Il s'immerge dans le récit, rapidement submergé par la force de conviction de la mise en forme. Sous réserve d'accepter de se soumettre à cette forme sortant de l'ordinaire, il découvre à la fois une anthologie feuilletonnante et un récit complet ambitieux et riche.
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