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Critique de Nastasia-B


L'histoire de Martin Eden commence par l'ouverture d'une porte chez un inconnu. Dès la première page, la portée symbolique est posée : ouvrir une porte vers l'inconnu. (C'est cruellement d'actualité !) Qu'y aura-t-il derrière cette porte ? Si on l'ouvre, c'est qu'on en espère quelque chose. Et si nos attentes s'avèrent déçues, libre à nous de faire marche arrière et de refermer cette porte, non ?

Eh bien, d'après moi, c'est là tout l'enjeu du roman. Que se passe-t-il lorsqu'on franchit le seuil d'une porte ? Y a-t-il un retour en arrière possible ? Martin Eden est un rude gaillard de la classe populaire. Un gars qui s'est forgé à la force des poings et à la sueur de son front. Il est né dans une famille qui avait déjà bien d'autres chats à fouetter pour se maintenir à flot que d'offrir au jeune Martin le confort, le savoir ou l'affection.

En pareil cas, certains tombent dans l'alcool, la délinquance ou vivotent en s'érodant la santé pour un misérable salaire de cacahuètes à décortiquer. Martin a connu ça et même un peu plus que ça. Il a versé dans presque tous les travers qui s'offrent aux gens de sa catégorie. En plus, il a baroudé, il a connu des filles, il a commencé d'user sa fringante jeunesse sur les bateaux et dans les ports du Pacifique. Trente-six métiers, trente-six misères, comme on dit…

Mais Martin a soif de vivre ; il aime la vie : il la mord à pleines dents et brûle les journées par les deux bouts. Il sait qu'il est malin et il a foi en lui. Il sait, tout au fond de lui-même, qu'il n'est pas exactement de la même étoffe que celles et ceux qu'il côtoie ordinairement. Il a une volonté de réussir, mais pas de cette volonté vulgaire qui consiste à s'assurer une aisance matérielle, pas de cette réussite ordinaire qui se mesure à l'épaisseur du matelas de dollars sur lequel vous pouvez vous endormir chaque soir.

Non, la réussite qu'il vise, lui, concerne les choses de l'esprit. Il a soif d'apprendre, d'apprendre sur tout et partout, d'apprendre tout le temps, d'apprendre encore. C'est un observateur aigu des choses, du monde et des gens qu'il côtoie. Il en sait déjà très long sur la vie malgré son jeune âge (autour de la vingtaine) mais, au hasard d'une rixe dans la rue (à laquelle il décidera de prendre part, juste pour satisfaire à un noble instinct mais aussi, peut-être, pour la joie, pour la satisfaction intime de pouvoir coller un pain dans la gueule de quelqu'un), une rixe, disais-je, (entre un rupin et un homme de rien), une rixe donc, à l'issue de laquelle Martin Eden ouvrira une porte… une porte sur l'inconnu…

Quand Martin ouvre cette porte, entre chez ce jeune bourgeois ou, plus exactement, chez ses parents, il se sent comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. D'un coup, sa langue lui semble aussi épaisse et gluante que celle d'un gros lézard, propre à faire un sort aux insectes mais certainement pas de cueillir les raffinés pétales de l'existence, affreusement inapte à siroter les nectars ou les perles de rosée sur les flûtes en cristal. Lui trébuche, écorche, écorne, éborgne l'anglais à chaque virage quand eux, eux, ces gens éthérés, aux mains si blanches, si fines, si impeccables qu'on pourrait presque voir au travers, tandis qu'eux volent dans les nuages de la syntaxe, utilisent des mots précieux, inconnus de lui, qui brillent en leur bouche comme un chapelet d'étoiles sur le drap noir des nuits immaculées… immaculées…

Immaculée aussi cette jeune femme aux yeux, au teint, aux cheveux, si bleus, si blanc, si blonds, la soeur de celui qu'il a aidé dans la rue. Qu'est-il, lui, Martin Eden ? Lui le sait, lui s'en doute, lui le sent palpiter dans ses veines. Mais eux, eux, qu'en savent-ils ? S'imaginent-ils seulement qu'il puisse avoir une quelconque parcelle d'étoile cachée en lui, ensevelie sous les tonnes de fange qu'ont déjà remuées ses mains et sa langue ?

Il aimerait pourtant tellement le lui dire à elle, le lui faire comprendre, le lui faire vivre, qu'il possède lui aussi des trésors. Elle est si belle, si gracieuse, si distinguée quand elle parle, si cultivée quant aux livres. Les livres ! Les livres ! Bon dieu, oui, c'est cela, les livres ! L'abîme, le fossé, l'escarpe qui existe entre lui et elle est un gouffre empli de livres qu'il lui faudra traverser s'il escompte un jour la rejoindre, sur l'autre rive du savoir et de la culture…

L'écart mais aussi le lien entre elle et lui est un livre. Un livre entre sa main à elle et sa main à lui. Et s'il l'avalait, ce livre ? Il n'y aurait ainsi plus d'écart entre sa main à elle et sa main à lui, n'est-ce pas ? Aïe, aïe, aïe. Bien plus facile à dire qu'à faire cette affaire-là. Mais il en faudrait d'avantage pour l'effrayer notre Martin Eden. S'il lui faut gravir une montagne de livres pour atteindre le sommet, il se fera alpiniste du savoir ; et s'il lui faut franchir des crevasses vertigineuses, il utilisera le piolet de son courage et de sa bouillante énergie.

Car les espoirs qu'il met en Ruth Morse justifient pour lui tous les efforts, tous les sacrifices. (Je m'arrête quelques secondes pour souligner que Ruth est bien le prénom de la jeune fille et ne fait nullement référence à un quelconque état sexuel qu'éprouverait le jeune homme. Il en va de même du nom de famille qui est à rapprocher de l'inventeur de l'alphabet du même nom, bip - bip - biiiip - bip - bip - biiiip, et non de celui d'un quelconque animal à dents longues, aussi malhabile sur terre ferme que graisseux et dont l'anatomie ne rappelle en rien celle de la jeune fille.)

C'est donc tout cela que nous raconte Jack London dans ce roman très fréquemment autobiographique (à cet égard, la scène de la jeunesse de Martin Eden, obligé de se battre quasi-quotidiennement avec un enfant plus grand que lui, Tête-de-fromage, rappelle à s'y méprendre une scène similaire de Croc-Blanc où le jeune loup se fait rosser de la même façon par Lip-Lip jusqu'à ce qu'il parvienne à le battre). La lutte d'un jeune homme des classes populaires pour se faire une petite place dans un milieu lettré et intellectuel presque exclusivement gardé par les cerbères de la haute bourgeoisie.

Il est vrai qu'il n'a pas choisi le plus simple car en plus d'apprendre à parler correctement, il entend également apprendre à écrire. Il souhaite en effet faire sa route en tant qu'écrivain et même, espoir suprême, vivre dignement, honnêtement de sa plume. À ce prix et à ce prix seulement, pense-t-il, les bras de Ruth lui seront ouverts.

Vous aurez compris que le roman soulève beaucoup de questions : Est-il possible de s'extraire de son monde pour en atteindre un autre dont on ignore tous les codes ? L'amour est-il assez puissant pour surpasser les préjugés de classe ? Peut-on supporter le poids de vivre dans le no man's land situé entre les deux lignes de front constituées par l'ignorance crasse de vos anciens camarades et l'apparente inaccessibilité intellectuelle de ceux que vous aimeriez rallier ? Peut-on supporter l'étrange mélasse d'hypocrisie, d'effet de mode, de calcul, de flagornerie, de bienséance, de stratégies retorses et de sourires convenus dans les mondanités quand on a toujours eu à faire qu'à des gens vrais, aussi francs et généreux qu'un coup de poing dans le groin, aussi directs et naturels qu'un bon gros rot de marin après son verre de rhum ?

Et l'argent ? L'argent, oh, l'argent, l'argent… Tout le monde en veut de l'argent, et Martin Eden le premier. Il est tout prêt à jouer des poings pour lui. Et si les parents Morse ont une dent contre lui (pardonnez encore ce jeu de mots facile) c'est peut-être grandement et uniquement pour cela, l'argent. Car vous conviendrez qu'en terme de retour sur investissement, quand on dresse le bilan comptable de tout ce que l'on a déboursé dans l'élevage bio d'une jeune fille, intérêts et principal, et qu'on voit se pointer à la porte un Martin Eden avec ses gros bras et sa veste crasseuse, on se dit tout de même que c'est bien mince comme à valoir. Bon, imaginons le même Martin Eden, mais avec des billets plein les poches et une rente à vie proportionnée, on pourrait éventuellement se permettre de tolérer ses gros bras et sa veste crasseuse, et même peut-être de l'entendre débiter à longueur de journée des propos communistes, anarchistes, ou toute autre sorte de trucs en "iste" en rapport avec les classes populaires…

Je ne pense pas qu'il soit judicieux que j'en dévoile davantage. En ce qui concerne mon ressenti de lecture, dans l'ensemble, j'ai plutôt bien aimé ce roman de Jack London même si je lui trouve certains défauts. Au premier rang de ceux-ci, je considère qu'hormis le personnage principal, tous sont monolithiques, simplistes voire caricaturaux. Les deux beaux-frères de Martin, par exemples, unilatéralement bêtes et méchants. Maria, sa logeuse portugaise, qui, elle, est bonne et secourable à l'excès, presque toujours de façon univoque.

On voit beaucoup Martin Eden évoluer dans le roman, tant dans sa façon d'être, de s'exprimer que dans sa psychologie. Ceci se comprend facilement en raison de sa jeunesse et des expériences formatrices qu'il vit. En revanche, et bien qu'il côtoie d'autres jeunes personnes, au premier rang desquelles figure bien évidemment Ruth, j'ai le sentiment qu'elles demeurent toujours et invariablement telles qu'elles étaient quand l'auteur nous les a présentées plusieurs années auparavant. Elles ne s'épaississent ni ne se complexifient au fil de la narration.

Martin lui-même est toujours le bon Samaritain, qui vient toujours en aide aux démunis, qui donne même parfois les dollars qu'il n'a pas, tel un agneau sacrificiel alors qu'on nous l'a montré constamment comme un taureau écumant lancé dans l'arène de la vie. Personnellement, j'ai un peu de mal à y croire d'un point de vue psychologique.

J'irai même encore un peu plus loin sur ce volet de psychologie paradoxale du personnage. Tout au long du roman, il passe son temps à considérer pour rien la reconnaissance financière. Et que fait-il, lui, lorsqu'il se donne pour objectif de témoigner son estime à quelqu'un ? Il lui donne de l'argent… Surprenant, non ?

Bref, je vais m'arrêter là. En somme, d'après mes critères, un roman de formation intéressant, une sorte d'Illusions Perdues à la sauce américaine, mais pas un chef-d'oeuvre pour tout un tas de petites incohérences psychologiques dont je n'ai pas l'intention de faire le panorama complet. (J'aurais pu, par exemple, m'étendre sur le tableau à mon goût trop idyllique que l'auteur peint de l'amour de Martin pour Ruth, évoquer les personnages de Lizzie ou Joe le blanchisseur, etc.) Mais le mieux, c'est bien évidemment de vous en faire votre propre opinion par vous-même en le lisant et, si possible, en partageant votre ressenti afin que chacun s'enrichisse de la vision de l'autre.

Tout bien considéré, aurez-vous le coeur d'ouvrir une porte sur ce roman ? Pourrez-vous la refermer tranquillement lorsque vous l'aurez entrouverte ? Telle est la question. Pour le reste, ceci n'est qu'un avis, un de plus, et avait-il lieu d'être, car qu'est-il dans le fond ? Pas grand-chose, par les temps qui courent…

P. S. : Bon sang, 10 ans !… Je n'arrive pas à y croire : voilà aujourd'hui pile dix ans, jour pour jour, que je me suis inscrite sur Babelio… Je ne pensais pas que l'histoire aurait duré aussi longtemps… Depuis tout ce temps, vous avez sans doute constaté que j'ai eu des hauts et des bas — plus ou moins haut ou plus ou moins bas selon l'estime ou l'intérêt qu'on porte à ce que j'écris…

Ainsi, en dix ans, j'ai reçu des tonnes de messages vraiment sympas, vraiment stimulants, vraiment intéressants ; j'ai aussi reçu, comme tout le monde, des monceaux de messages ineptes ou orduriers, méprisants, vomissants, dégoulinants d'on-ne-sait-quoi, en somme, l'exact reflet de ce qu'on croise ailleurs dans le monde, le meilleur comme le pire s'y côtoient en permanence, parfois étroitement imbriqués, parfois à quelques secondes d'intervalle, parfois au même endroit…

Bref, c'est la vie ! (J'aime cette expression typiquement francophone que beaucoup de langues nous envient. Je l'aime parce qu'elle rend bien compte du hasard, de l'absence de sens qu'il y a dans l'enchaînement des faits et des événements, du caractère éminemment contingent de l'existence, de son imprévisibilité, de son insoutenable légèreté, comme aurait écrit quelqu'un…)
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