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Critique de Elforest


L'effondrement de l'Union Soviétique en 1991 a rendu possible l'accès à de nombreuses archives classées secrètes. Ce journal tenue par une simple écolière, Nina Lougovskaia est de ces documents. Exhumé par Irina Ossipova - historienne de l'association russe Memorial (merci à la préface) – il a été confisqué à la jeune fille lors d'une perquisition de l'appartement familial le 4 janvier 1937. Saisi en même temps que d'autres pièces à convictions, il est jugé antistalinien. La famille est alors déportée au Goulag, la Kolyma. le journal se composent de trois cahiers allant de 1932 à 1937. Deux fils rouges les traversent : l'aspect journal intime tenu par une adolescente, en proie aux affres psychologiques marquant habituellement cette période et l'aspect analyse de la société totalitaire dans laquelle elle vit.

Nina est écolière à Moscou ; issue de l'intelligentsia, elle est préoccupée par ses soucis quotidiens et son mal-être. Obnubilée comme elle le dit elle-même par les garçons – cet aspect est prépondérant dans le journal, par son handicap aussi – un strabisme léger mais qu'elle ne supporte pas, elle est d'un naturel pessimiste, prompt à l'auto-dénigrement et broie souvent du noir. Les rapports avec son père sont parfois un peu compliqués. Ancien nepman, militant socialiste-révolutionnaire plusieurs fois arrêté et interdit de séjour à Moscou, il n'est pas en odeur de sainteté auprès des autorités. Il est donc peu présent au moment de l'écriture du journal. Une autre inquiétude de Nina et qui revient assez souvent est liée à une certaine incertitude sur son avenir, dû en partie à la politique stalinienne d'orientation des étudiants.

L'autre aspect intéressant est celui de la lucidité de Nina sur la politique totalitaire de Staline et ses conséquences. Comme beaucoup d'enfants, elle a sûrement été influencée par les opinions et le vécu de ses parents, notamment de son père ainsi que par les conséquences sur sa famille : sa mère se retrouvant seule pour s'occuper de ses trois filles et le père étant obligé de venir les voir en cachette. Son esprit critique vis-à-vis du régime et surtout son naturel à le formuler, que ce soit à l'écrit ou dans ses régulières prises de bec avec ses soeurs démontrent qu'elle résiste à l'endoctrinement en vigueur à l'école. Bien que faisant partie de l'intelligentsia, elle n'est pas aveugle à ce qui se passe dans son pays. Elle n'hésite pas à critiquer le système scolaire dans lequel elle baigne et à cesser d'adhérer au mouvement des Pionniers ce qui envoyait habituellement un message assez négatif. A se gausser des discours officiels, des célébrations traditionnelles auxquelles il était sûrement de bon ton de participer et se montre très ironique sur la tendance du régime à exalter les succès et occulter les défaites qui pourraient ternir son image. Bien que n'ayant pas elle-même l'air de souffrir de la faim, elle s'indigne contre la pauvreté du peuple et la famine ainsi que du sort de l'Ukraine. Bref elle n'est pas dupe de la propagande. Tout ces passages critiques ont été soulignés par le NKVD lors de la confiscation du journal et servi de preuve à charge contre Nina. Ses réflexions sont faites en passant, selon les jours ou ce qu'elle a pu entendre et lire dans les journaux ; elles sont nourries par son quotidien et l'atmosphère générale. Les férus de cette période n'apprendront probablement rien de nouveau et n'auront pas de difficultés à lire entre les lignes mais pour ceux qui ne le sont pas comme moi, heureusement que la préface est là pour apporter quelques clarifications. Elles permettent de remettre en perspective le journal, certaines clés de compréhension n'y étant pas toujours perceptibles. Ce n'est pas une critique : beaucoup de faits étaient évidents pour Nina mais son journal était pour son usage personnel, elle n'avait donc pas besoin de les retranscrire.

C'est un livre que je suis contente d'avoir lu. Malgré le côté voyeur inhérent à la lecture de tout journal intime, il dresse le portrait d'une jeune fille que j'ai trouvé assez attachante, très portée sur l'auto-analyse. Il permet aussi de se faire une idée du quotidien sous ce régime, d'avoir une perspective interne. Ce témoignage vaut ce qu'il vaut, même si bien sûr il s'agit de celui d'une jeune fille de l'intelligentsia et non des couches pauvres au quotidien sûrement bien plus pénible que le sien. La dernière entrée du journal, datée du 3 janvier 1947 est parfaitement anodine. Il est glaçant de s'imaginer ce qui s'est passé le lendemain, la terreur et le désespoir qu'elle a dû ressentir à se voir arrêtée et déportée avec sa famille au Goulag. Un texte qui donne envie d'aller plus loin en lisant pourquoi pas un jour l'ouvrage cité dans la préface : « Récits de la Kolyma » de Varlam Chamalov.
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