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Critique de michfred




Une autofiction traversée par toutes sortes de violences, celle d'un milieu- le lumpendprolétariat picard-, celle d'une situation – un enfant homosexuel, insulté chez lui, martyrisé à l'école- celle d'une langue à la fois pauvre et virulente, celle d'une culture faite de stéréotypes , de frustrations et d'addictions -l'alcool, la TV, les films de cul- et enfin celle d'une conscience – niée, honteuse, refoulée.

Eddy Bellegueule est affublé d'un nom et d'un prénom qu'il traîne comme un boulet. Il se sent différent, féminin, angoissé, fragile, mais il sent surtout que ce qu'il est n'a pas de place dans le village brutal et déshérité où il habite, et encore moins dans sa famille.

Sa mère « mère par mégarde » est pleine de contradictions : elle aime son fils, mais ne veut pas voir l'enfer qu'il vit, persécuté chaque jour par deux garçons qui le couvrent d'insultes et de crachats ; elle est fière qu'il réussisse à l'école, le voit comme un « intellectuel » qui va assurer leur revanche sociale, mais l'exhorte à jouer au dur, à mépriser le savoir, à sécher l'école en guise de récompense ; elle surprend les jeux sexuels auxquels son fils prend part, contraint et forcé -et aussi secrètement bouleversé- , mais n'a pas de conversation avec lui si ce n'est pour lui intimer l'ordre de se taire.

J'ai compris, dit Eddy, que « son discours n'était pas incohérent ou contradictoire mais que c'était moi, avec une sorte d'arrogance de transfuge, qui essayais de lui imposer une autre cohérence, plus compatible avec mes valeurs – celles que j'avais précisément acquises en me construisant contre mes parents, contre ma famille – qu'il n'existe d'incohérences que pour celui qui est incapable de reconstruire les logiques qui produisent les discours et les pratiques. Qu'une multitude de discours la traversaient, que ces discours parlaient à travers elle, qu'elle était constamment tiraillée entre la honte de n'avoir pas fait d'études et la fierté de, tout de même, comme elle disait « s'en être sortie et avoir fait de beaux enfants », que ces deux discours n'existaient que l'un par rapport à l'autre » »


La langue d'Eddy est elle aussi une sociologie : les guillemets mettent à distance, comme on le ferait d'un objet d'étude, le parler cru, brutal, de la famille, les copains vus sous cet angle ne sont plus que des conventions familiales ou sociales, et disent toute l'aliénation de celui qui doit les nommer ainsi pour ne pas vivre la totale abjection de son milieu.

Soutenu par son « maître » Didier Eribon – auteur de Retour à Reims- Edouard Louis - un nouveau nom qu' Eddy Bellegueule s'est choisi- s'est lancé dans l'écriture, entre littérature et sociologie, pour exorciser cette aliénation, cette violence, démasquer ce mensonge qui lui avait tenu lieu d'identité. « J'avais compris néanmoins que le mensonge était la seule possibilité de faire advenir une vérité nouvelle. Devenir quelqu'un d'autre signifiait me prendre pour quelqu'un d'autre, croire être ce que je n'étais pas pour, progressivement, pas à pas, le devenir (les rappels à l'ordre viendront plus tard Pour qui il se prend ?) »

le récit de cette prise de conscience, de cette prise de distance libératoire se fait dans la douleur, dans la misère et la violence : les épisodes les plus crus émaillent la lente histoire de cette libération par la fuite : le cousin multirécidiviste qui renverse un policier parce qu'il refuse de retourner en prison, le vieux qui se laisse mourir de misère et d'abjection dans ses excréments, le père qui s'enferme au vu de toute la famille pour « mater des films pornos », le frère ultra violent qui bat son père et fait si peur aux parents qu'ils se sentent incapables de protéger Eddy et l'envoient s'enfermer dans les chiottes, ces mêmes chiottes où la mère a tenté vainement de faire partir à coups de chasse d'eau une fausse couche, et surtout le motif récurrent des deux garçons qui viennent chaque jour trouver Eddy dans le couloir de la bibliothèque pour le martyriser…

Un livre fort, courageux, qui dégage bizarrement une sorte d'énergie du désespoir pleine de promesses. le « bildungsroman » d'un damné de la terre, d'un exclu, qui n'a pas fini de nous questionner…de nous renvoyer à nos petites lâchetés ou à nos grandes démissions...
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