Honte et défaitisme me submergent. J’ai sauvé les miens, et je me demande à présent si j’ai bien agi. J’ai protégé des monstres d’autres monstres. Et je fais aussi partie de cette engeance.
Sa réponse sonne comme une sentence. Nous ne retrouverons plus jamais ceux que nous avons laissés. Chacun des participants cherche dans la présence des autres un courage qui les fuit.
L’instant est important. Ces hommes et ces femmes expérimentent le désespoir que va connaître l’équipage dans quelques heures. Aucun d’eux n’avait osé poser la question, sachant le caractère définitif de la réponse. Pour ma part, je m’étais déjà fait une raison.
Le décompte recommence. Cinq. Mes muscles se préparent. Quatre. Ma vision se concentre. Trois. L’adrénaline coule dans mes veines. Deux. Une dernière respiration. Un. Je me lève, suivi par les miens. Nos balles arrosent par l’arrière une bande d’Enkidous.
C’est toujours un moment douloureux : une envie de faire souffrir, de déchiqueter et de détruire que je dois canaliser.
Les héros s’en seraient toujours sortis grâce à la chance couplée à la force et à la ruse. Personnellement, je pense que c’est la couardise qui les a sauvés. Mais ce sont ceux qui survivent qui écrivent les légendes.
Les souvenirs prennent possession de moi et oblitèrent la réalité. Les cristaux mémoriels greffés dans mon cerveau libèrent images, sons, odeurs et sensations, et me les imposent en m’incarnant dans un autre présent. Le temps subjectif. La seule vraie mesure temporelle. Le problème quand cela survenait, c’est que tout me revenait avec clarté, mais en bloc. En quelques minutes, je revivais une compression de plus de trois mille ans de vie sur mes cinq millénaires d’existence.
À trop vivre, on finit par trop penser. Dire que quand tout a commencé, la réflexion était le cadet de mes soucis.
La populace aime les exécutions manquées. Les cris de joie ponctuent chaque effort du condamné pour retrouver un peu d’air.
Tout de même, voir son corps se balancer à une corde, ça vous fait quelque chose. Ressentir cet effet de dédoublement au moment de l’agonie et percevoir l’exultation de la foule à la seconde où la trappe s’ouvre sous ses pieds a quelque chose de dérangeant.
Mon passé me faisait suivre la voie des textes sacrés : « tu dois devenir l'homme que tu es. Fais ce que toi seul peut faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même ». Je cherchais à oublier qui j'étais pour faire apparaître le devenir.