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Critique de Musa_aka_Cthulie


Les Aveugles fut composée plus ou moins pendant la même période que L'Intruse, et publiée également en 1890. La pièce repose sur deux idées assez similaires à celles de de L'Intruse, à savoir la présence de la mort parmi un groupe de personnes et la polarité aveuglement / clairvoyance. Les deux pièces ont évolué en même temps, mais sur des registres assez différents.


Dans Les Aveugles, le décor est posé très précisément : dans une forêt, un prêtre, mort, se trouve vers le fond de la scène, adossé à un arbre. Un peu plus en avant sont assis douze personnages (plus un bébé porté par sa mère, mais qui n'est pas indiqué dans la liste de personnages par Maeterlinck). Si ça vous rappelle vaguement quelque chose, c'est normal. D'un côté, six hommes, de l'autre six femmes, séparés par une vieille souche, tous aveugles, tous plus ou moins ternes et surtout vieux, excepté en ce qui concerne deux personnages, l'une qu'on dit folle et qui tient son bébé (elle peut donc difficilement avoir soixante-dix ans), l'autre dit de la Jeune Aveugle, dont les cheveux... en fait on ne sait pas très bien comment sont ses cheveux, la didascalie indiquant que "sa chevelure inonde tout son être". Didascalie typiquement à la Maeterlinck, qui va permettre de comprendre que dès le départ que ce personnage est le plus clairvoyant, le plus positif de tous.


Question dialogues, si vous n'aimez déjà pas ceux à la Pelléas et Mélisande, il y a peu de chances que vous soyez tenté par ceux des Aveugles. Les personnages ne dialoguent pas vraiment, du moins pas tout le temps, ils ne s'écoutent pas forcément, et se parlent beaucoup à eux-mêmes. Les dialogues reflètent l'intériorité des personnages, et la montée d'une angoisse due à leur situation pénible. Car si nous, nous savons que le prêtre est mort, eux ne le savent pas. Pas d'action, mais une attente qui semble interminable de toutes ces personnes aveugles, dont on va apprendre qu'elles vivent dans un hospice, que le prêtre qui s'occupe d'eux les a emmenés en "promenade" (tu parles d'une promenade !), dans une forêt inconnue, puis les a laissés seuls, sous un prétexte peu clair ; peut-être pour aller chercher à manger, peut-être pour aller voir une île qu'il n'a encore jamais pu voir. Hum, ça ferait vaguement penser à un truc genre L'île des morts de Böcklin ; je dis ça, je dis rien. Pour ne rien arranger, on va apprendre que ces aveugles sont déjà coincés sur une île, et que le prêtre leur a dit que la mer menaçait de se déchaîner et d'envahir l'île... Et donc les voilà dans un endroit qu'ils ne connaissent pas, à attendre quelqu'un qui ne reviendra pas. Ils vont passer leur temps à se demander où ils sont, où est le prêtre, mais aussi comment ils sont positionnés les uns par rapport aux autres, car assis comme ils le sont, ils ne peuvent même pas se toucher. Ils ont perdu tous leurs repères, et on va se rendre compte petit à petit qu'ils ne savent même plus très bien, voire plus du tout, d'où ils viennent (de quel pays ou de quelle région), ni vraiment qui ils sont. La seule chose qu'ils savent, pour la plupart d'entre eux, c'est qu'ils sont vieux, et qu'ils voudraient bien être ailleurs, et qu'attendre le prêtre dans ces conditions leur fiche la trouille.


Pièce à la tonalité mortifère, mais comme la totalité du théâtre symboliste de Maeterlinck. Les Aveugles a pour influence des passages du Nouveau Testament, avec la parabole des aveugles qu'on trouve dans Matthieu et Luc (donc oui, j'ai ressorti la Bible pour l'occasion), ainsi que celle des dix vierges. On ne va pas s'attarder là-dessus, d'abord parce que c'est trop pointu pour que je m'aventure en des contrées trop peu connues de moi, ensuite parce que, de toute façon, la spiritualité teintée d'ésotérisme de Maeterlinck n'est pas chrétienne en soi, mais puise à de nombreuses sources. On notera tout de même que ce n'est pas seulement la parabole de la Bible sur des aveugles qui guident des aveugles qui a inspiré Maeterlinck, mais aussi le tableau de Brueghel L'Ancien sur le même thème ; or, la peinture de Brueghel lui avait déjà servi d'inspiration pour un de ses premiers textes, le Massacre des innocents.


Ce qui est le plus prégnant dans la pièce, ce n'est d'ailleurs pas tant l'interprétation que suggéreront les sources bibliques, que le climat morbide qui atteint tous les personnages ; si on a d'abord l'impression d'un groupe uni, il n'en est finalement rien, ce serait-ce que par la disposition des personnages sur la scène, mais aussi par leurs particularités. Maeterlinck distingue des aveugles-nés, un vieil aveugle, un aveugle sourd (ah ben oui, carrément), une vieille aveugle, une aveugle avec un enfant, une jeune aveugle, etc. le tout sur fond de litanies murmurées sans cesse par trois vieilles - c'est récurrent chez Maeterlinck, cette histoire de vieilles ou, plus souvent, de religieuses qui chantent ou qui se baladent sur la scène en foutant les jetons. On remarquera d'ailleurs que nos aveugles pensent un moment que les religieuses de l'hospice vont partir à leur recherche, puis se ravisent puisque de toute façon, elles ne s'occupent jamais d'eux - du moins c'est le sentiment qu'ils ont, et ils ont de quoi se sentir abandonnés vu leur situation critique et flippante. Et j'ai pas remarqué que les religieuses et autres nonnes aidaient beaucoup les personnages dans le théâtre de Maeterlinck... Donc, un groupe d'aveugles perdus, mais qui réagissent différemment, les aveugles-nés étant les plus décidés à ne pas bouger en attendant la venue... mais la venue de quoi, ou de qui ? Certains vont bouger, l'enfant va pleurer, un bruit de robe, peut-être, puis de pas se font entendre. Plus personne ne s'entend à la fin car tout le monde parle en même temps, or...


Au-delà de l'attente sans fin et angoissante qui assaillit les personnages de toutes parts, il y a cette question de la clairvoyance, essentiellement incarnée par La Jeune Aveugle. Des aveugles qui guident des aveugles, bon, mais certains sont bien moins aveugles que d'autres, et elle en particulier se lève pour aller embrasser son destin sans peur. Je n'en dis pas plus. On retrouve l'idée de la clairvoyance de l'aveugle qu'on trouvait dans L'Intruse, mais qui ne servait à rien au personnage de L'Aïeul, alors qu'elle apporte une forme de connaissance à La Jeune Aveugle, et la possibilité de pénétrer plus loin que le monde visible. Mais j'oserai affirmer - et ça vaut en gros pour toutes les pièces symbolistes de Maeterlinck - que peu importe si cette intention de l'auteur n'est pas immédiatement compréhensible, voire pas du tout ; on n'a pas forcément envie d'aller jusque-là, ça n'intéressera pas forcément le lecteur ou le spectateur. La pièce est composée de façon à ce que le sujet de la mort qui rôde soit le plus fort, le plus marquant, le plus obsédant, et, comme dans toutes les pièce symbolistes de Maeterlinck, on a là affaire à un théâtre d'atmosphère par laquelle il faut se laisser porter - une atmosphère d'angoisse, terriblement mortifère.



Challenge Théâtre 2020
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