AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de colimasson


Commençons tout de suite par les banalités afin d'en être débarrassés.


Joseph de Maistre, tôt franc-maçon, plutôt sympathisant des idées révolutionnaires lorsqu'elles n'étaient encore qu'un concept, vira très vite sa cuti lorsque celle-ci accomplie, il réalisa qu'elle n'avait rien engendré d'autre qu'une humanité avec un entonnoir sur la tête. Au passage, la Savoie était devenue française entre temps. Les biens de Joseph de Maistre et de sa famille furent confisqués et il passa le reste de sa vie à baguenauder, partant de Chambéry et passant par Lausanne, Venise et Saint-Pétersbourg, revenant toujours à Turin comme mirage du lieu de repos.


Des soirées à Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre en a certainement passé un grand nombre. Nous pourrions nous amuser à les compter, si nous avions un boulier à disposition. le roi de Sardaigne l'envoie se balader en cette polaire contrée pour y exercer ses fonctions de ministre plénipotentiaire en 1802. Il passera 14 longues années à affronter de vigoureux frimas. Esthète avant tout, il n'en retiendra que les plus beaux tableaux dont un, magistral, se présente dès le premier entretien, avant de n'être plus qu'ici et là rappelé par touches.


« Rien n'est plus rare, mais rien, n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier, soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.
Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident, et ne laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque environné de vapeurs rougeâtres roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée d'un vaste incendie. »


Peu importe tout cela. Joseph de Maistre nous est connu en tant que contre-révolutionnaire et pour peu que nous tentions de nous intéresser de près ou de loin à cette période, nous finissons par comprendre que tous les points de vue se valent, c'est-à-dire aucun. Il devient alors urgent d'en rajouter un autre au compteur, d'autant plus que l'opinion de Joseph de Maistre au sujet de la révolution française ne court pas les rues. Ainsi donc, la révolution française serait une punition divine. Dieu aurait provoqué ce juste châtiment – mais à regret – pour redresser l'homme, l'éloigner de ses tendances peccamineuses et lui éviter dans l'au-delà de plus terribles peines et de plus insoutenables souffrances. « Les châtiments sont toujours proportionnés aux crimes, et les crimes toujours proportionnés aux connoissances du coupable ; de manière que le déluge suppose des crimes inouïs, et que ces crimes supposent des connoissances infiniment au-dessus de celles que nous possédons. » Prenez garde que Joseph de Maistre ne parle pas de révolution mais de guerre, et il affirme que la guerre est toujours juste et miséricordieuse et qu'elle ne s'abat sur nous qu'afin de nous éviter de plus terribles conséquences. Telles seraient les intentions de la Providence divine que nous serions bien incapables de comprendre et que nous serions bien mal avisés de juger. D'aucuns se sont avancés pour dire que Joseph de Maistre pensait que la révolution, toute désastreuse qu'elle fût, annonçait par sa débandade même l'avènement de l'âge d'or dont Joachim de Flore avait parlé quelques siècles plus tôt, et auxquels certains croyaient encore sur le mode temporel.


Voilà pour l'anecdote. Fort heureusement, les onze entretiens qui structurent ces Soirées ne se consacrent pas à cette seule question que nous sentons déjà, avouons-le, un peu ennuyeuse. D'ailleurs, pour éviter de décliner ce livre comme un inventaire de rubriques philosophiques, peut-être pourrions-nous dire quelques mots de sa structure narrative. Les Soirées se présentent sous forme de dialogues entre quelques personnages qui, pour notre plus grand bonheur, trouvent parfois à s'affronter sur le plan philosophique avec un art de la diplomatie admirable. Où se cache Joseph de Maistre parmi eux ? Nous le soupçonnons bien de se laisser parler par le Comte mais d'où lui viennent alors les vives objections qu'il s'oppose, et pourquoi trouve-t-il encore à se nuancer dans les petites notes en bas de page d'un éditeur factice qui n'est autre, vous l'aurez compris, que lui-même ? – mais qui sait ?


Nous sentons bien que Joseph de Maistre n'était pas tout à fait lui-même, qu'il ne savait peut-être plus très bien qui il était, et qu'il trouvait ça fameux puisqu'il a voulu le montrer jusque dans ce livre en remettant son désir de philosophe plein d'arguties aux aléas de la narration et du dialogue. La liberté que revendique l'homme, pour Joseph de Maistre, ne vaut pas grand-chose face aux lois de la Providence divine. Avant même que l'individualisme ne soit vraiment à la mode, Joseph de Maistre était déjà réactionnaire. Il s'en prend aux philosophes plus ou moins modernes (Rousseau, Voltaire, Locke) qui avouent ne vouloir révolutionner la pensée elle-même que par ennui. Contre ces raseurs, les Soirées nous enseignent plutôt l'humilité et nous invitent à revenir sur les textes et les idées qui, comme les traditions, parce qu'ils ont tous ensemble traversé les millénaires, sont peut-être plus justes que les opinions ponctuelles.


La réception de ce grand bourdonnement de pensées, la contemplation des joutes philosophiques anciennes, la tendance malgré tout inévitable de l'individu à venir foutre son grain de sel sur cette plaie vive qu'est la civilisation, ne se déroule heureusement pas sans heurts. La parole est vive, secouée, se perd en digressions fantastiques avant de revenir à la proie qu'elle avait perdu de vue et que désormais elle égorge, tout cela se faisant presque comme en riant, presque légèrement, comme s'il s'agissait surtout de passer une bonne soirée, et de se quitter encore une fois dans l'amitié. Tout cela n'avait finalement pas tellement de sens. Il suffit de se rappeler ce qui est de toute éternité pour éviter de se laisser encombrer par de nouvelles idées.
Commenter  J’apprécie          240



Acheter ce livre sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten
Ont apprécié cette critique (23)voir plus




{* *}