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Critique de Berthelivre


J'ai découvert ce livre il y a deux ans, et je l'ai lu au galop, happée par le destin sans répit des personnages. Voyant bien qu'il y avait des merveilles dans tous les détours de ce texte, mais trop impatiente de connaître les dénouements – autant que de personnages – pour m'y attarder. Je le relis, c'est une nouvelle découverte, d'une richesse qui se dévoile à chaque page.

Comme « Suite française » est le livre qui dit la débâcle et l'exode, comme « Vie et Destin » est un regard immense sur la Russie et l'Allemagne au moment de la bataille de Stalingrad, « Planète sans visa » est le roman qui montre ce que fut le régime de Vichy en zone non occupée, dans toutes ses composantes, ses médiocrités, ses bassesses et ses héroïsmes. Monument qui explore ce dont l'homme est capable quand ses conditions de vie sortent du quotidien ordinaire, quand ses repères et ses certitudes tremblent sur leurs bases et sont mis à mal.

Marseille en 1942, est devenue l'escale de réfugiés de toutes les origines. Escale dans le meilleur des cas, car quitter Marseille et le sol français n'est pas donné à tous. Est donné à très peu, en fait. Marseille, comme une nasse sans issue.
Malaquais s'attache à un grand nombre de personnages, certains Marseillais pure souche, d'autres, représentants du régime de Vichy, et beaucoup échoués là par le jeu, souvent cruel, des circonstances. Petit à petit, on va découvrir les liens qui existent, accointances volontaires ou emprises imposées, entre les multiples acteurs de ce théâtre à l'échelle de la ville.

Faisant connaissance aux premières pages de Jules Garrigue, cafetier, comment ne pas supposer que Jean Dutourd s'en est inspiré pour créer son Poissonard, le crémier d'« Au Bon Beurre » ? le même esprit franchouillard et étriqué, la même cupidité qui conduit aux pires comportements. On voudrait croire qu'il s'agit d'une caricature. Mais tous les caractères que l'on découvre dans ce livre, semblent décrits dans un excès de traits. Malaquais n'y va pas avec le dos de la cuillère quand il plante ses personnages et décrit leurs comportements. Sa dérision n'épargne personne, même pas les innocents, victimes des règlements antisémites. Mais ceux-là en deviennent tellement innocents et tellement victimes qu'on en reste bouleversé.

Jules Garrigue n'est qu'une figure parmi d'autres, dans cette planète marseillaise pas encore occupée par les Allemands, mais sous administration vichyste : juteux marché noir, combines, opportunismes, ambitions dévoyées, côtoient des droitures et des courages de tous les âges.
Dont ceux qui tentent de fabriquer de faux visas pour les désespérés qui veulent fuir le territoire. Ou qui prennent le risque d'avertir les Juifs de la rafle projetée pour faire honneur à Pétain qui annonce sa visite.

Tous n'y échapperont pas. La description de l'arrestation de deux familles est d'une telle force que les images naissent entre les lignes. En quelques pages, Malaquais juxtapose la bêtise brute des agents français qui font irruption dans la nuit, la réticence de certains concierges à indiquer les appartements, l'empressement servile et immonde d'autres à indiquer les bonnes portes, l'incrédulité terrifiée de ceux que l'on vient chercher et leurs tentatives timides de présenter leurs papiers, espérant encore qu'un simple contrôle donnera satisfaction, la curiosité des voisins qui assistent à la violence des arrestations et qui, pour certains, s'en montrent révoltés. Ce chapitre IX est d'une puissance réaliste quasiment insoutenable.

La deuxième partie du roman oblige à des allées et venues entre Marseille et Paris : un groupe de résistants, jeunes pour la plupart, français ou étrangers fuyant la Russie et son régime stalinien, se font piéger dans un chantage insupportable : dénonciation du réseau contre vie sauve du père de l'un d'eux, marxiste russe rescapé des geôles de Staline, dont les convictions communistes inébranlables ne peuvent plaire à la Gestapo.

Se retrouvent dans cette partie, un peu de « L'armée des ombres » pour les dilemmes déchirants que la survie d'un réseau impose, et un peu de « Vie et destin » avec le constat que les totalitarismes nazi et stalinien n'ont rien à s'envier dans leurs méthodes de répression.

Tous les personnages ont une épaisseur réelle, au moral comme au physique. Il n'est pas difficile de leur donner chair et âme, en lisant leurs faits et gestes, en les écoutant penser. Si les « bons » le sont parfois avec excès, les « méchants » conservent aussi une part d'humanité, des faiblesses, une faille, qui font vaciller le jugement que l'on pensait définitif à leur endroit.

La force du texte de Malaquais réside dans son style : à première vue, familier, simple, mais fabuleusement riche du langage populaire, argotique, et des expressions de la région marseillaise. Riche incroyablement de cette verve des rues, qui ne s'encombre pas de syntaxe et qui fait pourtant une littérature magnifique, vivante, pleine de couleurs, d'accidents savoureux, d'accents divers, d'une langue orale que l'auteur adapte à chacun de ses personnages, en fonction de son caractère, son origine et son éducation. C'est sans doute l'auteur lui-même qui définit le mieux son écriture quand il évoque l'éloquence de l'un de ses héros : « … (il) dit comme s'il mettait l'objet de sa narration dans la main de qui l'écoute et lui en faisait éprouver la matière. Il y a une vertu tactile dans son art de conter, et une mordacité très particulière, qui pourtant ne tient pas de la médisance. »
Pas de médisance, non : une dérision d'une lucidité impitoyable ou d'une infinie tendresse.

Et puis par instants des notations magnifiques qui immergent le lecteur dans le temps et l'heure de l'histoire : « le jour baissait quand le tonnerre essaya d'entamer le ciel d'ardoise au-dessus des toits de « l'Evêché ». Il y eut un énorme bruit d'éclatement qui n'entama pas la moindre lamelle à la voûte de schiste, puis se perdit par degrés au fond d'un dédale de gradins et de galeries sonores. Une atmosphère d'étuve vernissait la pierre, elle en exprimait l'âme et l'étalait au pinceau. »

Ecrivain exigeant qui répondait à son ami Norman Mailer, auteur de la préface : « je suis incapable d'être autre chose qu'écrivain. Parce que le seul moyen que j'ai de savoir si une chose est vraie, c'est de la sentir bouger à la pointe de ma plume. »




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