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Critique de PetiteRenardeRusee


Le Docteur Faustus est la biographie fictive d'un musicien allemand qui vit de 1880 à 1930 environ. Un artiste qui constate l'impossibilité de créer une oeuvre grande dans un monde en pleine destruction de lui-même et qui pactise avec le diable pour pallier à son impuissance créative.
Nous rencontrons ici l'idée du mal faisant partie de l'ordre du monde déjà rencontrée dans le Faust de Goethe : en effet, la création, pour un artiste, n'est possible que s'il y a un abandon de sa raison et un retour à une forme de transe archaïque, diabolique et sacrée à l'origine de tout mouvement créateur. Là où Goethe nous dit qu'il faut en quelque sorte faire l'expérience du mal pour accéder à plus de sagesse, Thomas Mann induit quelque chose de plus pessimiste, en écho avec l'époque à laquelle il écrit : pour retrouver la puissance de la création authentique, il n'y a d'autre choix pour l'artiste que de s'aliéner. De telles conclusions révèlent une société malade, une culture empoisonnée, un art à bout de souffle.
Je renvoie ici au magnifique film "Mephisto" du Hongrois István Szabó (1981), sur la question de l'artiste dans les dictatures : tous les grands artistes de la première moitié du XXe siècle ont été tragiquement confrontés au problème de la place de leur art dans les dictatures. Faut-il fuir, comme Thomas Mann dès 1933, ou bien pactiser avec une dictature, mettre son art à son service pour obtenir un tant soit peu de reconnaissance ?
Le personnage du musicien est assez proche d'Arnold Schoenberg, inventeur de la musique dodécaphonique. Pour parvenir à progresser dans cet art nouveau, l'intervention diabolique est comme un passage obligé. On peut le rapprocher de ce que Franz Liszt disait cent ans auparavant : la musique est à la fois "art divin et satanique" ; "plus que tout autre, elle nous induit en tentation". Il entend par là que cette tentation diabolique pour l'interdit l'amène peu à peu au dépassement des repères qui encadrent le langage musical, comme l'harmonie tonale. La perte des repères est la condition indispensable pour continuer à créer, comme le symbolise la figure de Méphistophélès, qui est celui qui toujours nie et qui aiguillonne sans cesse sur autre chose. La vie d'un musicien n'est qu'une "longue dissonance sans résolution finale" selon Franz Liszt.
L'exemple particulier du personnage de ce roman a valeur de symbole pour toute une génération d'artistes et pour l'histoire allemande. C'est pourquoi Thomas Mann le présente comme un Christ inversé, porteur d'un message d'alerte destiné à l'humanité qui se fourvoie. Ainsi, avant d’être emporté dans les enfers, le musicien rassemble toutes ses connaissances – pour ne pas dire ses disciples – pour son dernier repas parmi les hommes, et pour leur faire confidence du pacte diabolique qu’il a contracté.
Dans l'esprit de Thomas Mann, le "faustisme" est associé à la montée du nationalisme. L'Allemagne se trouve engagée dans une voie diabolique, enchaînée à une sorte de pacte depuis l'arrivée d'Hitler en 1933. La sombre histoire de cet artiste moderne est symptomatique et symbolique de cette catastrophe. L'auteur montre le caractère malsain des ambitions démesurées nationalistes.
On sent à la lecture un profond regret de l'histoire culturelle allemande et des promesses des Lumières. Thomas Mann nous dit que "le nazisme a porté à son comble une incompatibilité profonde entre lui et la culture allemande", selon les mots de Michel Tournier. C'est sans doute la raison pour laquelle son roman est animé d'une aspiration totalisante qui ne veut rien laisser échapper des richesses du savoir humain. En outre, les symboles, les échos, les sous-entendus, la construction où rien n'est laissé au hasard, tout doit amener le lecteur à chercher derrière chaque détail une signification dans le schéma d'ensemble. Ce livre est complexe, encyclopédique, et on en ressort avec une impression de pesanteur, mais aussi avec l'intuition que ce livre contient des pistes de réflexion infinies.
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