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Critique de audelagandre


« le dernier étage du monde » est le premier roman de Bruno Markov. Avant de se lancer dans l'écriture, Bruno Markov a travaillé plus de 10 ans dans le domaine de l'intelligence artificielle auprès de grandes entreprises et de banques prestigieuses du CAC40. J'imagine que certains éléments figurant dans le roman relèvent du vécu, ce qui rend le texte encore plus éclairant. « le dernier étage du monde » n'est pas un essai sur l'entreprise, c'est un « vrai » roman qui comprend un fil rouge. Victor Laplace cherche à se rapprocher d'un homme qui a brisé son père et par ricochet détruit toute sa famille. Pour cela, il doit absolument se faire embaucher dans le même cabinet de conseil que cet homme, gravir les échelons pour arriver à ses côtés, au sommet, au dernier étage de la société, là où tout se décide et où il pourra réellement l'atteindre pour mettre sa vengeance à exécution. En appliquant consciencieusement les treize articles de « L'art de la guerre » transposés au monde de l'entreprise écrit par Sun Tzu, en utilisant sa maîtrise totale des algorithmes et de l'intelligence artificielle, et en faisant montre de patience et de détermination, Victor espère pouvoir contempler la chute et la mise à mort sociale et professionnelle de Stanislas Dorsay. Cette quête ne pourra se faire sans sacrifices, Victor le sait. À quoi va-t-il devoir renoncer pour parvenir à ses fins ?

Le plan de Victor pour atteindre « le dernier étage du monde » est théoriquement simple : « Mon monde intérieur s'est stabilisé, structuré autour d'une stratégie claire : m'approcher pas à pas, sans éveiller les soupçons, m'infiltrer chez l'ennemi, au coeur de la machine de guerre, collecter un maximum de données, apprendre à manier les armes qui ont fait sa force et attendre l'ouverture, la brèche où je pourrai m'engouffrer. » du côté pratique, les choses sont un peu plus ardues. Il faudra séduire, montrer un engagement sans faille, prouver des aptitudes réelles, avoir un vrai professionnalisme instinctif et bâtir un réseau. « Alors, n'oublie jamais que tu joues à un jeu créé par des humains, joué par des humains et arbitré par des humains. À ce jeu-là, mieux vaut avoir du réseau que du talent. le seul moyen d'avancer, c'est que d'autres joueurs aient envie de te faire avancer. » C'est à ce prix qu'il deviendra l'un des leurs.

Quelle sera l'implication physique nécessaire pour gagner cette guerre ? Lors de sa première évaluation, le verdict est sans appel : si Victor souhaite être placé sur un fast-track (littéralement voie rapide), il peut oublier ses « horaires de fonctionnaire » 9-17. Il devient urgent de passer à la vitesse supérieure s'il veut devenir consultant senior rapidement. Aussi, Victor met en place un programme physique digne d'un champion sportif : sport à haute intensité, révision de ses horaires de travail avec comme but ultime de ne jamais quitter son bureau avant 22 heures, ne pas avoir l'air d'un geek, avoir toujours bonne mine, absorber une dose quotidienne de protéines, éliminer toute forme de sucre et porter l'habit qui fait le moine : « costume Kenzo, chemise Dior, cravate, Gucci, chaussures Boss ». La consécration se fera à ce prix là. Il faut se créer un double, celui qui joue n'est plus Victor, mais son personnage. Incroyablement déculpabilisant… mais très dangereux pour la santé mentale.


Quelle sera la gravité psychologique de telles implications ? Dédoublement de personnalité ? Schizophrénie ? Au début du roman, seule la vengeance importe. Et les conséquences potentielles à devenir un autre par la force des choses ne sont pas évoquées. Bruno Markov nous offre cette incroyable opportunité de pouvoir pénétrer par effraction dans le cerveau de Victor, et, comme au théâtre, d'assister à sa lente progression, ou à son effroyable chute, c'est selon. À l'instar de certaines séries où le spectateur adore le héros, qui est en fait un sombre salopard, le lecteur, ici soutient le projet de Victor, car la cause est belle. Comment l'accomplir sans se glisser dans la peau d'un autre ? Impossible.

Il y a une partie réellement fascinante dans « le dernier étage du monde » qui décrit à merveille ce qui se passe réellement au dernier étage. On sent que Bruno Markov connaît très bien son sujet. Tous les domaines y passent : du langage bourré d'anglicismes auquel on ne comprend rien, au club privé où le commun des mortels ne peut entrer. Car, au dernier étage, on brille par son pouvoir. On ne désire plus rien, puisque l'on a déjà tout : des plus grands restaurants aux plus belles conquêtes, des clients prestigieux, une réputation qui fait votre charisme. Il n'y a plus qu'à claquer des doigts pour avoir le monde à ses pieds. « À cet étage du monde, toute activité se pare des prétentions artistiques. La mode devient haute couture. La cuisine, gastronomie. La décoration, architecture d'intérieur. En journée, on nous enseigne l'art de la négociation, l'art de convaincre, l'art oratoire. Il est donc normal que nos pratiques nocturnes, à leur tour, soient élevées à ce rang. » Mais attention, la pression est constante et cela l'auteur le montre très bien. Une fois arrivé au sommet, il faut conserver son poste et son aura. Cela est presque aussi fatigant que de gravir la montagne. « À cet étage du monde il n'y a pas d'amis, seulement des adversaires qu'on garde plus ou moins près de soi. “Baisez-vous les uns les autres” est la seule parole d'Évangile. »

Enfin, Bruno Markov va jusqu'au bout dans sa démonstration en posant la vraie question, sous-jacente, celle qui s'applique à tous ceux qui veulent accéder au sommet, en dehors de toute vendetta personnelle : pourquoi s'infliger un tel traitement, et comment en sortir ? Dans le roman, quelques axes de réflexion et de réponses sont donnés. Autant le dire tout de suite, et après l'avoir expérimenté dans mon entourage proche, les réponses risquent de ne pas plaire, mais sont totalement conformes à la réalité. Pour moi, elles démontrent la sagacité de l'auteur dans son analyse de la progression en entreprise, associée à son expérience professionnelle. « C'est compliqué, car tu montes un escalier qui ne cesse de grandir, et qui te propose toujours un nouvel étage à conquérir, un nouveau but à poursuivre. Tu te persuades qu'il faut nécessairement arriver tout en haut pour quitter le jeu. C'est comme ça que tu deviens captif. »

« le dernier étage du monde » offre également une belle analyse de la puissance des algorithmes associés à l'intelligence artificielle. Pas de panique, il n'est pas question d'une thèse. Tout est expliqué de façon très pédagogique pour être compris par le plus grand nombre. J'ai trouvé cela fascinant et très riche en enseignement. D'autant que l'auteur est un spécialiste de la question qu'il explicite. Il vous sera très facile de comprendre les tenants et les aboutissants, et surtout d'entrevoir toutes les implications couvertes. Personnellement, j'en ai eu la chair de poule. Il est capital de montrer à quel point savoir lire l'avenir grâce aux algorithmes, c'est être prêt pour le futur… D'un point de vue purement sociétal, c'est édifiant pour la suite.
Ne vous trompez pas, « le dernier étage du monde » est un texte très romanesque, qui aborde, en parallèle des questions de société. On y parle des nouvelles technologies bien sûr, mais aussi d'éthique, de morale, de conscience et de déontologie. L'entreprise comme entité propre qui y est décrite est celle où beaucoup se rendent au quotidien, à différents échelons : une absence totale d'humanité, une vie professionnelle sous « urgence permanente » où l'on court « comme un hamster dans sa roue », et où la quête de sens est omniprésente. Victor Markov désosse un monde, en décortique le fonctionnement, et dissèque la forme d'emprise du pouvoir. « — Alors, pourquoi est-ce que les gens continuent ? Parce qu'ils sont prisonniers de la compétition. » Grandeur et décadence de l'entreprise.

Dans « le dernier étage du monde », Bruno Markov offre sa vision du cabinet de conseil de demain, quand les algorithmes seront encore plus puissants et qu'ils pourront être utilisés dans différents domaines, quand on pourra s'appuyer sur les deepfakes et l'intelligence artificielle pour dire et montrer tout et son contraire. Nos vies n'auront plus aucun secret pour personne… de quoi trembler !
Ce livre est remarquable d'intelligence ! Précipitez-vous.
Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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