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Critique de Alzie


Alzie
15 février 2015
Ce livre, issu d'une thèse de doctorat en anthropologie sociale, est le fruit d'une recherche qui s'appuie sur une enquête menée entre 2000 et 2007 auprès de vingt-huit naturalisés à Paris et à Toulouse. En introduction, le lecteur trouvera un certain nombre de précisions, loin d'être superflues, sur les conditions singulières d'un tel travail, aux limites de la sociologie et de l'anthropologie, et sur la méthodologie adoptée.

"Devenir Français ?" est une étude qui s'intéresse aussi au travers du filtre de l'expérience d'un certain nombre de naturalisés, d'origine et de statuts très divers, aux aspects les moins visibles mais les plus paradoxaux et les plus contradictoires des politiques d'Etat plus générales, dans lesquelles s'insère un processus juridique (la naturalisation) façonné par l'histoire. Mais parce que la demande de naturalisation renvoie le candidat à ses origines et que ce moment est celui où le possible citoyen rencontre symboliquement l'Etat, l'impact de la procédure n'en sera que plus grand sur lui ; agissant souvent comme puissant révélateur d'une altérité génératrice de méfiance et de soupçons de la part d'une administration qui, prenant acte de le naturaliser, lui fait surtout sentir tout le poids de son statut d'étranger et le mérite qu'il doit y avoir à devenir français. Devenir Français est une faveur (la jurisprudence ne cesse de le répéter) et être Français se mérite. L'impétrant se voit également offrir la possibilité de franciser ses nom et prénom.

Il faut avoir présent à l'esprit que tout candidat à la naturalisation réside souvent depuis de longues années sur le territoire et se sent déjà un peu appartenir à la communauté nationale du fait qu'il y travaille et y remplit un certain nombre d'obligations, comme un français "de souche". Sa démarche vise le plus souvent à en finir avec l'insécurité, avec une situation de "provisoire qui dure", surtout s'il a des enfants. Or, pour l'administration, dont le pouvoir discrétionnaire est affirmé en cette matière depuis 1809, la procédure relève d'une vérification très poussée, confinant à l'intrusion, où la preuve devra être apportée qu'il correspond bien à un certain nombre de critères, démontrant ses bonnes moeurs et son assimilation culturelle, rien de moins. Pas de rituel cérémonieux comme dans certains pays en fin de procédure, bien que des modifications légales soient actuellement en cours, mais un entretien face à un fonctionnaire préfectoral pour mesurer la maîtrise de la langue, est un exercice obligé prévu par la loi, qui laisse des traces profondes parmi tous ceux qui y ont été soumis, quelles que soient leurs origines.

Qu'est-ce que la nationalité ? c'est la question que ce livre pose d'emblée. Qu'en fait l'Etat et quel regard pose-t-il sur l'étranger ? telles sont les réflexions qui s'ouvrent à l'issue de cette lecture. La première partie du livre qui peut sembler rébarbative est cependant tout à fait essentielle. Elle dresse de manière critique les grandes étapes de l'histoire de la nationalité en France, de l'ancien régime jusqu'à nos jours et le cadre juridique de son évolution : un mélange subtil de droit du sol et de droit du sang. La deuxième partie s'appuie sur les interviews réalisées auprès des vingt-huit naturalisés : les conditions personnelles de leur prise de décision, l'impact de la procédure sur leur vie, jusqu'à l'obtention ou non de la nationalité française, leurs espoirs et leurs désillusions mais aussi leurs contradictions, au fil du déroulement administratif du processus d'acquisition ; un pas à pas essentiel, fait d'entretiens restitués dans leur jus - assez passionnant - où les enquêtés livrent avec plus ou moins d'aisance leurs motivations personnelles, et où l'auteur procède au décryptage de ces données en les replaçant dans la perspective de son analyse, montrant combien l'accès à la nationalité est encore empreint aujourd'hui de caractéristiques historiques constantes : un certain degré d'arbitraire et une forte dimension méritocratique et honorifique (chapitre VI)

La partie historique éclaire d'une lumière tout à fait crue, voire cruelle, les politiques menées par l'Etat en cette matière. de la guerre de 1870 qui a exacerbé le nationalisme, à la loi de 1889, première codification juridique de la nationalité, la distinction entre le national et l'étranger s'impose définitivement à l'ordre social. L'empire colonial révèle une conception pour le moins contestable de la nationalité avec le statut de l'indigénat. Les réglementations concernant l'acquisition de la nationalité restent éminemment tributaires du politique. Cela commence avec l'affaire Dreyfus, quand en 1886 plusieurs propositions de lois sont déposées visant les incapacités touchant les naturalisés puis, après la dégradation du capitaine en 1895, quand une proposition vise à écarter les naturalisés des fonctions publiques. Plusieurs autres suivront dans les mois qui suivent allant toutes dans le même sens, se focaliser sur les "naturalisés", signes de "l'invasion étrangère" (p.91). Les années trente sont des années de xénophobie. Vichy et sa législation, en rupture avec les principes de la république, discriminant très vite les étrangers et les naturalisés, s'inscrit comme une prolongation presque naturelle de telles prémisses, en s'engouffrant dans les ambiguïtés républicaines, hésitations entre le principe d'intégration et soupçons récurrents de déloyauté pesant sur l'étranger.

La question éminemment politique de l'élargissement de la citoyenneté posée par la naturalisation s'inscrit dans celle plus vaste des politiques d'immigration. L'analyse de François Masure, c'est ce qui fait son intérêt, associe les deux sujets en un ensemble indiscutable et objectif. Derrière la figure de l'immigré se profile un probable naturalisé. Si l'ordonnance du 19 octobre 1945 offre un cadre juridique durable à la nationalité et à l'immigration, elle comporte cependant aussi une orientation ethnique visant l'immigration orientale et méditerranéenne. C'est l'immigration algérienne qui est visée. Les législations s'établissent le plus souvent dans des contextes économiques où la question de la main-d'oeuvre est prégnante, c'est le cas en 1918 ou en 1945, au sortir des deux guerres. Elles oscillent plus ou moins entre des logiques natalistes ou populationnistes et de protection du marché du travail (lois de 1926-1927). Ces législations allant de pair avec des réformes du droit de la nationalité, mêlent de façon ambivalente améliorations des conditions d'accès à la nationalité et limitations des droits des naturalisés. Perméables au principe "d'assimilabilité" et aux logiques sélectives, elles n'ont fait que participer à la définition d'une figure de l'étranger concurrent sur le marché du travail et ont ouvert la porte au principe d'une immigration choisie sur des bases implicitement ethniques. Les débats publics d'aujourd'hui en sont toujours l'écho dans un contexte politique tendu de montée du Front National.

Dans ces conditions, la figure du naturalisable tel que le conçoit l'Etat, en dit long sur une conception du Français idéal définie en creux et que la construction européenne va certainement bousculer. le hiatus entre les attentes individuelles, non dénuées d'ambivalences d'ailleurs, de l'impétrant et les stratégies administratives divergentes et totalement asymétriques dont il prend soudain la mesure et dont les enjeux le dépassent, est approché ici de façon concrète et emblématique. L'histoire de Ramin, iranien de naissance, devenant Français après trois demandes de naturalisation ou celle de Houssen, né Français en 1968, puis devenu Comorien à l'indépendance de l'archipel en 1975, demandant ensuite sa "réintégration", illustrent bien cet écart, plus ou moins problématique selon les cas. Mais l'exemple d'autres naturalisés, dont ceux d'origine africaine qui représentent la majorité des cas en 2006 (68 %), est tout aussi frappant. le livre restitue tous les contours de trajectoires aussi diverses que singulières, avec une attention particulière accordée, aux enfants de l'immigration maghrébine, compte tenu du précédent colonial incontournable. Cette approche ethnographique, un peu ardue parfois dans la partie juridique, dont la grille d'analyse s'articule entre l'histoire et le droit en y incorporant les parcours biographiques de ceux qui ont fait un jour l'expérience de l'acquisition de la nationalité française, m'a littéralement happée pendant de longues heures. Ceci est une première lecture qui en appellera certainement une autre, tant l'intérêt qu'elle a soulevé pour moi a été vif. Voilà un livre de référence dont je dois la découverte à Babélio que je remercie au passage.
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