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Critique de Musa_aka_Cthulie


Je suis très embêtée, parce qu'une biographie de Henry Darger en français, assortie en sus d'un essai, c'était quasiment inespéré. Il faut savoir qu'on ne dispose que de très peu d'ouvrages en français sur cet artiste et écrivain: le catalogue d'exposition de 2015 du Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, L'Histoire de ma vie, très courte autobiographie de Darger, et, à présent, le livre de Xavier Mauméjean. Problème : c'est en partie gâché par un travail éditorial bâclé (à croire que les relectures ne sont pas pratiquées aux Forges de Vulcain). Mais pas que. J'en reparlerai en fin de critique.


J'étais aux anges quand j'ai reçu le livre, vu que j'attends depuis des années de pouvoir me renseigner davantage sur cet artiste rangé dans la catégorie Art Brut. N'ayant pas acheté le catalogue du MAMVP* à temps, impossible de mettre la main dessus (ce qui est chose faite depuis peu, le hasard faisant parfois bien les choses). Et je n'ai pas boudé mon plaisir, malgré les réticences que j'ai mentionnées plus haut.


Pour ceux qui auraient eu l'outrecuidance de ne pas lire ma précédente critique de L'Histoire de ma vie - ou, pire, qui ne s'en souviendraient pas ! -, je m'en vais présenter Henry Darger. Darger est un artiste américain né à la toute fin du XIXème siècle, bien connu dans le cercle des amateurs d'Art Brut, un peu moins chez les amateurs d'art tout court, et beaucoup moins, pour ne pas dire pas du tout, du grand public. Et vu ce qu'on connaît de lui, c'est-à-dire sa peinture, c'est bien logique. Ses dessins sont en bonne partie tirés de reproductions de dessins publicitaires ou de comics, car il n'était pas dessinateur au sens où on l'entend habituellement (en revanche, on ne peut nier son sens de la composition). le style en a heurté plus d'un. Quant à l'histoire que ses oeuvres picturales racontent, elle est empreinte d'une grande violence. Jugez-en plutôt : cette histoire raconte l'affrontement de deux royaumes (en gros), celui des Glandeliniens, qui ont renié le dieu chrétien et vénère des idoles, et Abbieannia, royaume qui, lui, a conservé la pratique de la religion chrétienne (vous avez donc deviné que Darger était chrétien... mais ça n'est pas si simple). Les Glandeliniens, après avoir torturé et massacré de toutes les façons possibles les femmes et les enfants de leur royaume, s'en prennent aux royaumes voisins. Je vous fais grâce de la totalité des horreurs qu'ils commettent, mais on a droit à moult étranglements, démembrements, énucléations et autres joyeusetés, sans parler des éviscérations, très marquantes dans les peintures de Darger. Les enfants sont les principales victimes des Glandeliniens, et se révoltent avec pour leader une fillette du nom de Annie Aronburg, puis, après l'assassinat de cette dernière, se réunissent autour des sept princesses d'Abbieannia, filles du roi Vivian et appelées les Vivian Girls. J'espère ne pas m'être plantée dans le résumé...


Mais d'où vient cette histoire de Glandeliniens et d'enfants massacrés qui peuplent les peintures de Darger ? de ses écrits, tout bêtement. Darger a été régulièrement exposé, surtout aux États-Unis, mais on ne sait pas grand-chose de ses textes. Et pour cause : à peu près 35 000 pages écrites, dont seul L'Histoire de ma vie (à peu près 100 pages dans l'édition française de poche) a été publiée. Son grand-oeuvre, c'est (tenez-vous bien) The Story of the Vivian Girls, in What is Known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinian War Storm Caused by the Child Slave Rebellion, qu'on traduit en français tout en l'abrégeant (c'est un peu long , il faut bien l'avouer) par : Dans les royaumes de l'Irréel. On parle plus généralement de l'histoire des Vivian Girls ; une suite de 8 000 pages existe, racontant d'autres mésaventures. Darger a également écrit des textes sur les phénomènes météorologiques, deux journaux, une fiction, qui fait directement suite à L'Histoire de ma vie, sur l'histoire d'une tornade, et des Miscellanées, quoique ça puisse être (Xavier Mauméjean n'ayant pas jugé utile de nous renseigner sur ce point). C'est au roman principal que se rattachent les oeuvres picturales de Darger ; mais presque personne ne l'a lu (15 000 pages non publiées, forcément, hein), et ne parlons même pas des autres textes, l'autobiographie mise à part. Par conséquent, on a traité Darger comme un artiste plasticien, et fort peu comme un écrivain. Or, ce que s'attache à démontrer Xavier Mauméjean, c'est que sont les textes qui sont au coeur de l'oeuvre de Darger.


Cette biographie est intéressante à plus d'un titre. C'est tout le contexte historique qui est présenté, avec notamment la vie à Chicago et la façon dont on traitait les enfants pauvres qu'on considérait comme fous ou faibles d'esprit ; particulièrement édifiant : le chapitre où il est question d'une visite chez un médecin qui décide que Darger n'est pas net parce qu'il se masturbe (pour le coup, c'est le médecin qui a l'air obsédé par la masturbation, toutes les réponses aux questions de son formulaire se soldant par le mot "Masturbation") et qu'il faut donc l'envoyer dans un asile. Ben oui, à l'époque, la masturbation est considérée comme un mal absolu et c'est démontré par des médecins de façon... pas du tout scientifique (la religion y mettant largement son grain de sel). Et quant aux soins apportés aux patients des asiles pour indigents, faibles d'esprit, et ainsi de suite, je vous laisse imaginer ce que ça pouvait bien donner.


Mais pour moi, le chapitre essentiel de ce livre, c'est celui où Mauméjean explique comment un incident survenu dans la vie de Darger a eu des conséquences énormes sur son oeuvre littéraire. Une enfant avait été assassinée à Chicago, Darger avait suivi l'affaire dans les journaux et possédait une photo de la fillette découpée dans un journal. Or cette photo finit par disparaître, et Darger multiplia les tentatives pour la retrouver, dont des prières à Dieu, suivies d'invectives et d'abjurations de sa foi (temporaires et pas forcément effectives, mais en tout cas clamées), vu que les prières restaient sans effet. Xavier Mauméjean démontre que la perte de cette photo a eu des effets, non seulement considérables, mais aussi assez inattendus, dans l'histoire des Vivian Girls. Annie Aronburg, la première leader de la révolte des enfants, est le double littéraire d'Elsie Paroubek, l'enfant assassinée dans le Chicago de Darger. Mais on voit vite que ça va beaucoup plus loin que ça, et que si Darger est chrétien et du côté des Vivian Girls, il est aussi du côté des Glandeliniens qui renient Dieu, d'où des personnages s'appelant Darger dans les deux royaumes, dont l'un d'entre eux est bizarrement à l'origine de grands troubles à cause de la perte d'une photographie d'Annie Aronburg. C'est dire à quel point Darger vit à la limite de deux mondes. Et tout l'intérêt du chapitre, c'est que l'argumentaire de Mauméjean s'appuie uniquement sur les textes et la biographie (et bien entendu sur les travaux de chercheurs qui ont davantage étudié l'oeuvre de Darger que lui-même), et non sur une interprétation un peu lâche. On a ici un très bon aperçu de la manière dont Darger conçoit ses écrits.


Pour ce qui est de la partie essai, qui regroupe plusieurs thématiques, je suis un peu moins enthousiaste. Déjà, parce que j'avais pas mal réfléchi aux questions de la nudité et de la violence commise par des adultes sur des enfants chez Darger. Mais je mentirais de façon éhontée si je disais que je n'ai rien appris. Et de toute façon, il était nécessaire de traiter des thématiques de la nudité, de la violence, de la sexualité, alors que les peintures de Darger montrent beaucoup d'enfants nus et, régulièrement, des fillettes affublées de sexes masculins. C'est le genre de choses qui donnent lieu à moult interprétations douteuses. Pour ma part, j'avais toujours vu la nudité des personnages comme une manière de souligner leur innocence et leur impuissance, comme je voyais dans le mélange des sexes une sorte de référence à un état androgyne et pur. Xavier Mauméjean m'a confortée là-dessus, bien qu'il mesure ses propos en précisant qu'il ne s'agit que d'une interprétation de plus, puisque Darger ne s'est jamais expliqué sur ces points (mais sur les autres non plus, à vrai dire, vu qu'il créait dans son coin et n'a jamais proposé d'exégèse de son oeuvre). En revanche, je n'avais pas beaucoup réfléchi aux personnages adultes, et certainement pas au caractère systématique de la violence infligée par les Glandeliniens. C'est là aussi bien argumenté, notamment l'aspect nihiliste de cette violence, puisque les Glandeliniens, comme mentionné plus haut, tuent leurs propres femmes et leurs propres enfants, avant que d'aller massacrer ceux des autres (par conséquent, leur société va s'effondrer faute de descendants). Bien. le hic dans cet essai sur les thématiques dargeriennes, c'est le chapitre sur la religion, franchement pas clair. Ça part dans tous les sens, donc c'est peu pertinent, et c'est dommage car on voit bien que c'est très important chez Darger. On en retirera tout de même que les tourments infligés aux enfants ressemblent étrangement à ceux subis par les légendaires martyrs chrétiens - sauf que je ne suis pas sûre que ce soit dit dans le chapitre sur la religion, je me demande si ce n'est pas plutôt dans celui sur la violence. Passons.


Passons, oui : passons à ce qui ne va pas, mais alors pas du tout. Je vais commencer par le style de Xavier Mauméjean, assez sec, avec un manque de transitions notoire, qui rend parfois la lecture moyennement agréable. Je me suis même demandé s'il n'avait pas tout simplement repris sa thèse sur Darger (puisqu'il en a écrit une), sans s'encombrer de fioritures. C'est plutôt étonnant de la part de quelqu'un qui est également romancier. Mais surtout, il ne s'est pas relu, ou alors à toute vitesse, et, ce qui est encore pire, c'est que personne aux Forges de Vulcain ne semble l'avoir relu non plus. D'où un amas de coquilles insupportable, exaspérant, inadmissible ; des passages entiers répétés à l'envi (je pense connaître par coeur l'adresse du drugstore où Darger photocopiait ses dessins, tellement c'est dit et redit) ; des expressions ou passages en anglais non traduits ; des confusions entre certains mots, comme "agonir" et "agoniser" (ce qui n'est pas tout à fait la même chose, hum) ; des contradictions carrément dérangeantes (la petite soeur de Darger est semble-t-il morte à la naissance, et puis ensuite elle a été adoptée, adoptée, adoptée, et encore adoptée, et puis, oh ben non, finalement, dans la chronologie, on nous dit qu'on ne sait pas ce qu'elle est devenue ! Ah ben tiens !) Ajoutons à cela un manque patent de bibliographie (si c'est une mode que de ne plus proposer de bibliographie, c'est une mode franchement pénible), ce qui oblige à se référer aux 849 notes : comme c'est pratique ! Et pas une seule reproduction des oeuvres picturales de Darger, alors qu'une soixantaine sont citées (sur un total d'environ 300 oeuvres). C'est ce que j'appelle du travail bâclé, et pas à moitié. Comment peut-on prétendre publier un ouvrage que, probablement, pas mal d'amateurs d'Art Brut attendaient, et le saccager ainsi ? Et comme l'a fait très justement remarquer Witchblade, comment peut-on vendre 25 euros un livre aussi maltraité sur le plan éditorial ? En gros, c'est comme si on vous demandait de payer pour lire des épreuves non corrigées. Et même si j'ai apprécié d'avoir accès à ce livre malgré tous ces atroces défauts , je ne félicite pas la maison d'édition Aux forges de Vulcain. C'est rien de le dire !

* Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris




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