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Critique de cprevost


« le coeur est un chasseur solitaire » est le premier roman de Carson McCullers. S'il fallait raconter la fin des années trente dans un quartier populaire d'une petite ville du sud des Etats-Unis, ce pourait être avec ce livre là. Entre cette jeune écrivain de vingt deux ans et la réalité de crise de l'avant guerre – l'imaginaire et les frustrations faisant évidemment partie de cette réalité – existent en effet des sympathies et des connivences qui font de cet ouvrage son chef d'oeuvre.
Dans ce roman foisonnant tous les personnages ont une existence propre. Certes, ils s'y détachent un certain nombre de figures marquantes. Mick, si attachante, est l'une d'elles. L'adolescente en devenir, passionnée de musique, rode dans son pauvre quartier pour surprendre quelques notes s'échappant d'un poste de radio. Elle a l'intelligence de la sensibilité et ressemble en cela étrangement à Carson McCullers. Elle ponctue ces pages de ses apparitions, de ses rêves et de ses déconvenues. Elle n'est, pas plus que l'écrivain, le centre de ce récit, elle est un élément du « jeu ». Elle y participe et le subit, elle connaît et méconnaît ses terribles règles. C'est là une des forces de la littérature états-unienne, elle sait s'immerger dans un milieu – le plus souvent populaire – sans aucun esprit de système. Elle rapproche les êtres, les destinées, les caractères qui se heurtent, se manquent et rebondissent. C'est une sorte mouvement brownien des personnages auquel l'Auteur est simplement mêlée. Dans les dialogues de ce roman rien à citer de la part de Carson McCullers. Les héros « ne sont pas parlés », ils s'expriment pour eux-mêmes. C'est un roman d'une prodigieuse intelligence celle de l'écrivain au travail.
Carson McCullers montre dans ce livre des hommes en révolte contre leur solitude, des hommes porteurs d'une vérité qu'ils ne peuvent transmettre. Elle écrit : "Nous vagabondons, nous questionnons. Mais la réponse est tapie dans le coeur de chacun – il s'agit de notre identité, de la façon dont nous pouvons dominer la solitude et éprouver enfin un sentiment d'appartenance (…) L'isolement moral, voilà ce qui sous-tend la plupart des thèmes que je traite. Ce fut presque l'unique thème de mon premier livre, et il se retrouve dans tous ceux que j'ai écrits depuis, d'une façon ou d'une autre. L'amour, spécialement l'amour pour une personne incapable de le rendre ou de le recevoir, est l'élément déterminant à partir duquel j'échafaude les personnages incongrus de mes romans (…)". C'est une dialectique infiniment complexe qu'engendrent les rencontres multiples des personnages. L'Auteur nous précise encore que le livre "obéit à une écriture en contrepoint", que "chacun des personnages représente un tout en lui-même – comme chacune des voix d'une fugue – que chaque personnalité s'enrichit lorsqu'elle s'accorde ou s'oppose avec celles des autres personnages". Cela se traduit concrètement par l'emploi d'un style particulier et subjectif pour chacun des quatre interlocuteurs principaux gravitant autour d'un muet, ce dernier étant traité de manière objective et distante. Il est impossible d'exposer en quelques lignes ou même en cents pages les blocages, les inhibitions que seules révèlent la progressive mise en correspondances des protagonistes. Les personnages principaux de ce roman, incapables de dialoguer, vont jeter leur dévolu sur John Singer… un muet. Mais pour quelles raisons Jake Blount l'ouvrier autodidacte ne peut-il transmettre aucune de ses idées à ses compagnons d'infortune ? Sa violence, son alcoolisme son physique ingrat, son intellectualisme sont-ils à l'origine de cet empêchement ? Sa révolte est-elle sociale ou toute personnelle ? Pourquoi le docteur noir Benedict Mady Copland a peu d'ascendant sur ses frères de couleur ? Pourquoi sa famille, en proie aux idées religieuses qu'il exècre, s'est-elle irrémédiablement éloignée de lui ? Son savoir – blanc – fait-il de lui culturellement un étranger ? Fait-il tout simplement peur ? La générosité de Brannon Biff le cafetier pour ses clients les plus démunis est-elle celle d'une grande âme ? Ou au contraire, est-elle plutôt celle d'un homme aux prises avec ses démons ? Ces quelques questions avancées individuellement naturellement n'existent pas. Elles doivent être simultanément posées, enchâssées dans tout le récit. John Singer, étranger à la vie, perd son seul et improbable ami, le muet Spiros Antonapoulos. Les bagarres et les bousculades, le hurlement de la musique et le tourbillon du manège, toute la violence sociale des années trente, entrent par effraction dans la pauvre tête malade de Jake Blount. le docteur Copland travaille jusqu'au dernier souffle tandis que Willie son harmoniciste de fils est emprisonné et amputé des deux jambes. Portia, la fille du médecin noir, la volubile cuisinière, courbe et courbe encore l'échine. Brannon Biff, collectionneur de journaux, perd sa femme et attend troublé le passage de Mick dans son restaurant. Mick Kelly mémorise Beethoven, écrit en secret de la musique et rêve du piano qu'elle n'aura jamais. Elle vit son premier amour adolescent et coupable avec Harry le petit juif qui a les yeux rivés sur la vielle Europe. La famille Kelly vacille et vit au jour le jour. Bubber Kelly s'enferme dans sa culpabilité d'enfant après avoir tiré sur Baby… le lecteur ne peut pas être extérieur à ce livre, il éveille la création qui agit sur lui. C'est là, indéniablement, le signe d'une grande oeuvre.
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