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Critique de audelagandre


Pour représenter au mieux l'idée « Du côté sauvage », imaginez une oeuvre de crochet, un tapis par exemple où il faudrait crocheter chaque carré pour finir par les assembler tous. Sur la version pile, le résultat serait parfait, sur la version face on distinguerait encore les fils qu'il a fallu cacher. Cette analogie troublante, présente grâce aux paroles de Mamie Milkweed, reflète parfaitement l'idée du nouveau roman de Tiffany McDaniel. du côté pile, de la poésie brute, des mythes, des histoires merveilleuses à s'inventer pour tenir, du côté face la monstruosité du monde, la violence, la drogue et des conditions de vie difficiles.

Arc et Daffy sont jumelles, elles sont nées à Chillicothe, Ohio. « Deux filles aux cheveux d'un roux flamboyant et aux yeux étranges. Mon oeil droit était bleu. le gauche était vert. C'était l'inverse pour Daffy. Nous sommes nées toutes les deux avec une heterochromia iridis. C'est ainsi que les docteurs ont appelé la différence de couleur de nos yeux. Mais pour nous, à l'ombre de la papeterie, c'étaient des billes de sorcières. »

« Du côté sauvage » raconte donc l'histoire de ces deux soeurs, dont l'une, Arc, est la narratrice. « Moi, c'était la terre qui me parlait, mais pour Daffy, c'était l'eau. Nous étions les soeurs des roches et des vagues. Tandis que je rêvais de la terre et de la poussière du temps, elle rêvait de rivières, de lacs et de pièces d'eau qui l'emporteraient sur le courant. » Elles vivent dans une toute petite ville dans laquelle il n'y a qu'une seule usine qui emploie une partie de la population. Pour l'autre partie, l'avenir est sombre, car la pauvreté extrême provoque des tragédies. Les filles grandissent entre leur mère Adelyn, leur tante Clover et leur grand-mère. C'est d'un arbre généalogique composé exclusivement de femmes dont Tiffany McDaniel nous conte le récit. Parallèlement à cette famille, et jusqu'à leurs 20 ans, temps du récit, Arc et Daffy lieront des amitiés très fortes avec d'autres jeunes femmes : Thursday, Nell, Violet et Indigo. Il est d'ailleurs troublant de constater que toutes les femmes sont identifiées par un prénom, et que les hommes, eux, ne le sont jamais, comme s'il fallait absolument ne pas prononcer leur nom…

Si la voix d'Arc est omniprésente, une autre voix s'élève dans le roman : celle de la rivière que l'on peut découvrir en photo. Cette rivière câline, caresse et prend soin des corps qui lui sont « confiés ». « La rivière savait ce qu'elle avait à faire. Elle pénétra dans les poumons, alourdissant le corps suffisamment pour le faire couler jusque sur la vase du fond, pendant que les faucons s'envolaient au-dessus des collines. » En son sein sont abandonnées des femmes ayant subi d'effroyables violences, si tragiques qu'elles en sont mortes. Lorsque les corps remontent à la surface et s'échappent de ses bras, c'est avec une tendresse particulière que la rivière leur rend hommage à sa façon. Car, « Du côté sauvage » retrace des destins de femmes assassinées dans la vie réelle dont le meurtrier n'a jamais été retrouvé.

« Du côté sauvage » est peuplé de symboles, car Tiffany McDaniel a une manière bien à elle de croquer les situations. Avant de dire, elle montre. Vous découvrirez entre les pages des symboles du danger, des symboles de protection qui sont autant d'expériences visuelles destinées à annoncer un péril et à faire monter l'anxiété. le lecteur est ainsi averti de l'obscurité qui rôde. L'utilisation d'épigraphes en tête de chapitre laisse planer ce sentiment d'appréhension quant aux destins des personnages.

« Du côté sauvage » est sans doute le livre le plus sombre de Tiffany McDaniel. Là où « Betty » voyait la magie du monde à travers les yeux de son père, Arc pallie la cruauté de leur vie quotidienne, les situations dégradantes vécues par sa mère et sa tante, la crasse, les odeurs, l'absence de tendresse maternelle, la peur, par des histoires qu'elle imagine, métamorphosant le négatif en positif, l'obscurité en lumière. Il revient à Arc d'être à la fois dans l'histoire et de prendre de la hauteur pour relater l'histoire de celles de Chillicothe, celles qui ont péri au sens propre ou au sens figuré : « une gardienne des oiseaux », « une voyageuse parmi les étoiles », etc. Les rapports d'autopsie des différentes victimes sont érigés comme porte-drapeau de la réalité d'une condition féminine : « appartenance au sexe féminin », « Elle a laissé le diable connaître son nom », « elle était enchaînée aux chasseurs », « s'est tenue trop près du bord de l'eau », mais sont également empreints de poésie lorsqu'elle évoque les blessures et signes distinctifs. La capacité d'Arc à occulter le réel pour en faire une féérie magique, entre fantasmagorie et sorcellerie permet au lecteur de développer plus que de la compassion, plus que de l'empathie. de l'amour. Un amour intangible et pourtant profondément réel.

« Du côté sauvage » est porté par des femmes fortes et puissantes jusque dans leurs faiblesses d'êtres de chair, mais il y en a une qui m'a totalement bouleversée : Mamie Milkweed. C'est elle qui a transmis à ses petites filles sa philosophie de vie, ses histoires, les secrets de la nature, la capacité à voir le beau dans le laid apparent. Elle fait des femmes qui l'entourent, surtout de ses petites filles, des reines portant des couronnes. Ses mots sont si profondément ancrés dans le souffle vital d'Arc et de Daffy que malgré leurs existences sans opulence, elles rayonnent. « De son front plissé, elle sera couronnée. » Ses leçons de vie guideront toujours ses petites filles vers la lumière. Quand elles dessineront leurs gâteaux d'anniversaire sur le sol de leur maison faute de mieux, quand elles agrandiront chaque année la taille de leurs ailes, quand elles devront trouver une échappatoire mentale aux épreuves de la vie.

« Ma chérie, répondit mamie en prenant le visage de Daffy entre ses vieilles mains. Une sorcière, ce n'est pas un chapeau pointu, un balai, ou des verrues. Une sorcière, c'est simplement une femme qui est punie parce que sa sagesse est plus grande que celle des hommes. C'est pour ça qu'ils l'ont brûlée. Ils ont voulu se débarrasser de son pouvoir par le feu, parce qu'une femme qui dit plus que ce qu'elle est censée dire, et qui fait plus que ce qu'elle est censée faire, est une femme qu'ils essaient de réduire au silence et de détruire. Mais il y a des choses que même le feu ne peut détruire. L'une de ces choses, c'est la force qu'une femme peut avoir. Tu n'as pas envie d'être une femme comme ça ? Une femme qui possède un certain pouvoir ? Cela veut dire que vous supportez quelque chose en vue d'atteindre un but plus important. Parce que dans ce monde, vous devez être intelligentes et vous devez résister. Surtout, vous devez être prêtes à être traitées comme une femme. Si vous n'êtes pas prêtes à ça, vous serez broyées en mille morceaux. »

De la même manière, la lumière vient également des amitiés indéfectibles et précieuses que les deux soeurs lient avec d'autres femmes, même si chacune porte son fardeau personnel.

Tiffany McDaniel fascine par son écriture empathique, presque lyrique au scalpel, chargée d'un réalisme cru et d'une poésie rare. le récit navigue entre passé et présent, ce qui donne du rythme et une âme singulière aux protagonistes, peu importe le tourbillon spatio-temporel. « Du côté sauvage » est une lecture très sombre et il faut avoir le coeur bien accroché pour arriver au bout, d'autant que la fin… Si, d'une certaine façon, il rend hommage à ces meurtres non élucidés, il est aussi un témoignage du rapport homme/femme dans ce trou perdu où l'homme-prédateur gagne toujours et où la femme est si peu de chose. La « tradition » familiale est de ne jamais provoquer un homme, de le laisser faire, ce qui, pour le lecteur, devient absolument insoutenable. « Ma soeur et moi ne parlions jamais de ce que nous faisions avec les hommes. Nous ne nous faisions jamais de confidences sur les limites qu'il nous arrivait de franchir, les coups de poing que nous recevions, les rapports qui prenaient souvent un tour violent. Chacune de nous affectait de ne pas voir les bleus sur le visage de l'autre et nous exposions en silence notre visage au froid du congélateur parce que tante Clover nous avait dit que ça aide à chasser la douleur. » Mais, cette relation sublime, intense, vraie entre les deux soeurs apporte au récit le dosage nécessaire permettant aux lecteurs de subir avec elles les bleus, les terreurs, les peurs. « Vous êtes les deux moitiés de la même. » Leur connexion ferait pâlir d'envie la plus belle des relations fraternelles.

« Du côté sauvage » ensorcelle par sa poésie noire, une danse funeste entre l'ombre et la lumière où les mots eux-mêmes semblent murmurer des secrets. Tiffany McDaniel chemine au sein des dualités de l'existence, entre le côté lumineux et le côté sauvage et nous transporte dans un monde où, grâce à une aiguille, le beau et monstrueux se côtoient sans cesse, dansant un éternel ballet. Son oeuvre est décidément aussi intense que bouleversante, aussi féminine que féministe, et aussi troublante que dérangeante. Elle y aborde avec maestria les luttes de ses contemporaines en y ajoutant sa patte si singulière. Bouleversant !

Merci à François Happe pour sa traduction.
Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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