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François Happe (Traducteur)
EAN : 9782351783139
720 pages
Gallmeister (07/03/2024)
4.33/5   173 notes
Résumé :
Arc et Daffy sont jumelles, nées à une minute d’intervalle. Unies par leurs indomptables chevelures rousses, les récits de leur grand-mère et une imagination fertile, les deux sœurs sont inséparables. Ensemble, elles fuient un quotidien sordide en plongeant dans un monde imaginaire. Pourtant, irrémédiablement engluées dans les ténèbres familiales, elles ne peuvent échapper aux fantômes qui les hantent.
Devenue adulte, Arc lutte toujours avec ses souvenirs lo... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (55) Voir plus Ajouter une critique
4,33

sur 173 notes
Revêtir de beauté la laideur la plus abjecte…

Bienvenue du côté sauvage, voyage en terre de fatalité que vous ne serez pas prêts d'oublier, Tiffany McDaniel étant une immense conteuse, comme ses deux précédents romans l'ont montré, sachant, telle une magicienne, capter la violence la plus extrême en la parant d'humanité et de beauté. Cette auteure a le don, véritablement le don, de revêtir de beauté la laideur au moyen d'un lyrisme époustouflant.
Cela donne un roman noir, très noir, parfois même insoutenable (combien de fois ai-je du arrêter ma lecture pour reprendre mon souffle), mais réellement captivant, un roman d'une poésie féministe d'une beauté à couper le souffle, fondée, soulignons-le, sur une histoire vraie, celle des Six Disparues de Chillicothe, nous racontant une histoire de disparition, la disparition de femmes toxico. Un féminicide.
Après lecture de ce livre, vous aurez une vision toute autre de la dépendance à la drogue, de ses ravages et des moyens sordides pour l'obtenir. Ce ne seront plus de simples mots abstraits et vides. Tiffany McDaniel vous a mis la tête et le coeur du côté sauvage.


Bienvenue à Chillicothe, dans l'Ohio, là où l'usine de papeterie imprègne les lieux de ses odeurs, mélange « d'oeufs pourris, d'ordures chaudes et d'émanations toxiques », de ses fumées, de ses couleurs assombries. Là où coule une rivière lascive remplie de mystères.
Là, dans cette petite ville du fin fond des Etats-Unis, vivent Arc et Daffy, deux soeurs jumelles, un temps élevées par leur formidable grand-mère un peu sorcière qui leur a transmis la beauté de la vie, la poésie et beaucoup d'amour. Deux fillettes inséparables à la chevelure d'un roux flamboyant, aux multiples tâches de rousseur, avec chacune un oeil bleu et un oeil vert comme si elles portaient la terre et le ciel en elles. La vieille femme leur a appris, entre autre, les secrets de la nature, à fabriquer, créer, inventer, à convoquer les esprits et à faire du crochet une philosophie de vie.

Des mois durant en effet, avec leur grand-mère, les jumelles ont fabriqué un immense tapis en crochet qui comporte deux faces : une face où le résultat est beau et parfait et l'autre face, plus sauvage, où on distingue les fils qu'il a fallu cacher. L'envers et l'endroit. le beau et le côté sauvage. Ce tapis est une leçon de vie, à tout événement on peut y associer ces deux faces : un côté poétique, onirique, sensoriel et un côté sombre, monstrueux, glauque. Il est parfois nécessaire, voire vital, en rentrant savamment quelques fils, de transformer le côté sauvage en quelque chose de beau, de voir le beau dans la laideur apparente. C'est une capacité de survie qui régit l'ensemble du livre et qu'utilise l'auteur elle-même comme ligne directrice pour sa propre écriture qui est ainsi toujours binaire, l'horreur mélangé en un fondu troublant au beau.

Et les jumelles auront bien besoin de cette façon de voir la vie. Lorsque les parents, toxico, décident de reprendre leurs deux fillettes, se pensant désormais sevrés et donc capables de les élever, c'est le début de la descente aux enfers pour les petites filles peu à peu livrées à elle-même, en proie aux monstres qui abusent d'elles et témoin du déclin inexorable de leurs parents dans la drogue. Entre passes dans la maison même et seringues qui jonchent le sol, entre crasse et puanteur, entre absence d'attention, déficience et absence de perspectives, les deux filles vont devoir trouver d'incroyables échappatoires mentales pour surmonter les épreuves de la vie et faire face au côté sauvage.

« Tante Clover avait commencé à puer de plus en plus. Maman aussi. La transpiration corporelle, l'odeur des cheveux, qui n'avaient pas connu le shampooing une seule fois en un millier de matinées. Et puis il y avait l'odeur de quelque chose d'humide qui tapissait les cloisons nasales.
Cela me faisait penser à des mares produites par des femmes en train de fondre, trop brûlantes pour s'apercevoir que les flammes les dévoraient vivantes »

« Il puait. Un mélange de sueur, de pisse, de vomi et de quelque chose que je n'arrivais pas à définir. J'aurais voulu m'éloigner de lui et sortir, respirer l'air frais. Mais je ne le fis pas, parce que je n'avais pas le souvenir d'une autre occasion où il m'avait serrée dans ses bras avant cela. Et je savais que j'aurais pu vivre un million d'années avec mon père sans qu'il me prenne une autre fois dans ses bras, alors je le laissai me serrer contre lui, et je lui rendis son étreinte, parce qu'il me semblait que ce serait ma seule et unique chance de savoir quel effet ça faisait d'être dans ses bras ».

Les deux soeurs s'immergent dans leur imaginaire, sentant et dégustant les gâteaux d'anniversaire inexistants dessinés à même le sol, choyant des cadeaux invisibles, jusqu'à s'engloutir. Elles se racontent inlassablement des histoires. de belles histoires. Des histoires d'enterrement dans les étoiles, de trou de serrure dans lesquels on peut passer, de trésors enterrés que les gens, dans le futur, trouvent et honorent. Une ode à l'imagination jusqu'à se leurrer…Avant de sombrer, à leur tour, dans la came.

Dans ce destin implacable, cette prédestination inéluctable, elles vont rencontrer d'autres compagnes d'infortune, Thursday, Sage Nell, Violet et Indigo, toutes droguées et prostituées pour pouvoir alimenter leur dépendance, et des hommes féroces dont l'absence de nom en dit long sur la peur qu'ils inspirent et la violence dont ils sont capables. Une sororité ancestrale, atavique, surgit de ce terreau, mère d'une tendresse douloureuse.

« Quand il se retourna, je compris que les araignées sortent au grand jour et qu'elles portent des uniformes pour essayer de cacher ce qu'elles sont la nuit. Mais vous ne pouvez pas cacher les yeux dont on dirait qu'ils renferment du pétrole brut ».

Ce livre est un cri, un cri pour les victimes de la misère, du patriarcat, de la prostitution, de la dépendance à la drogue. Un cri pour les enfants saccagés et non protégés. Un cri pour toutes les personnes nées femmes dans ce monde sauvage.
« Une femme difficile à apprivoiser est une femme facile à blâmer ».
Ce livre est un pied de nez aussi, car malgré tout, ces femmes aspirent à la poésie, à la beauté, à s'élever envers et malgré tout de cette boue du quotidien qui les aspire vers les profondeurs.

"Nos pouvoirs sont dans nos rêves"


Deux voix s'entremêlent pour nous raconter cette histoire, celle d'Arc et celle de la rivière, tombeau de ces femmes dont on se soucie peu. Deux voix féminines, deux voix poétiques, d'une poésie chamanique, celle des éléments et des racines ataviques, sculptant une douce et triste ode lancinante à la féminité.
Si nous pouvons noter quelques longueurs au dernier quart du roman, la toute fin en revanche parvient à cueillir son lecteur et à le laisser bouche bée…


Du côté sauvage est un roman noir à la poésie rare qui m'a littéralement mise à terre et qui montre le talent exceptionnel de cette auteure américaine. Talent de conteuse, talent dans cette capacité à tisser, à entremêler, avec son biface l'horrible au beau, l'horreur à la poésie, faisant briller le noir d'éclats lumineux et rosés presque aveuglants. Tiffany McDaniel est vraiment une chamane à la plume singulière dans la littérature américaine.



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Elle fait chanter les mots et les âmes, déchire les corps et les coeurs, fait parler les rivières ou les morts. Tiffany McDaniel nous emmène du côté sauvage qui est celui de beaucoup de femmes.

Ensorcelé par Betty, touché par la grâce de L'été où tout a fondu, mis à terre du côté sauvage. Trois expériences de lectures mémorables, par celle que je considère comme la plus douée de sa génération (elle n'a que 39 ans).

Talent unique, prose incomparable, je voue à Tiffany McDaniel une admiration au-delà du mot même, il me faudrait en inventer un juste pour elle.

Autant Betty pouvait être un roman dur mais souvent lumineux, autant la part très sombre de ce nouveau roman m'a mis à genoux. Comme l'impression de ressortir de ce livre avec des bleus, secoué, malmené. Une histoire terrible, des scènes éprouvantes, mais toujours cette poésie de l'écriture qui illumine les pages ; un grand écart.

Des femmes mortes, retrouvées dans la rivière. Un polar ? En aucun cas. Un roman noir ? Assurément. Un récit de femmes avant tout ; sororité. Il faut savoir qu'il est très librement inspiré d'une histoire vraie, comme un hommage à ces femmes disparues.

Soeurorité tout d'abord. L'histoire de deux jumelles, deux moitiés d'un même fruit, qui pourrit au fil des ans tant l'environnement gâte sa vitalité. C'est Arc qui raconte sa vie, sa soeur, sa famille. Ses autres soeurs de douleur, aussi, des femmes qui souffrent, meurtries par les hommes, ravagées par la drogue.

Attardons-nous sur Arc et Daffy, dessinées de manière étonnante par une autrice habitée pour traiter ces relations gémellaires. Des passages de leur petite enfance d'une pureté émotionnelle à couper le souffle, bénis par une écriture sublime.

Pareilles et pourtant dissemblables, elles ne se quittent pas, ne le peuvent pas. Yeux vairons, inversés, un bleu pour rappeler l'eau, un vert pour la terre. Enfermées dans de terribles relations parentales, qu'une grand-mère ne suffit pas à sauver, enchaînées d'une génération à l'autre dans l'horreur et la déchéance. Prédestination.

Alors les deux soeurs s'immergent dans leur imaginaire, jusqu'à s'engloutir. Et se racontent des histoires. Jusqu'à se leurrer. Et s'échapper plus tard par la came, opium d'un peuple de femmes brisées.

Comme dans Betty, L'autrice prend le temps, délaie l'action, fait virevolter ses mots pour développer ses personnages. Fait vibrer les cordes émotionnelles avec ses d'expressions imagées, mêle scènes crues et poésie. Une fracture qu'elle fait tenir par la puissance du verbe. La patte McDaniel.

Un roman de rencontres inoubliables qui rassemblent dans la douleur. Multiples mais définitivement marquantes, dont celle d'une femme enceinte qui se berce d'illusions ou encore celle, haute en couleur, d'une femme violette. Oui Tiffany McDaniel est une imagicienne.

Un texte où on peut être enterré dans les étoiles, ou se perdre dans un trou de serrure. Parfois onirique, une ode à l'imagination. C'est tout ce qu'il reste à ces femmes qu'on broie et qui se noient. Au point de devenir veuves d'elles-mêmes, abandonnant l'amour pour la mort.

700 pages qui auraient sans doute gagné à être un peu réduites cette fois-ci, mais l'immersion est telle que c'est presque un détail. Ces femmes font partie du lecteur, les voir souffrir, les quitter, est un déchirement.

C'est un voyage, celui de l'espoir perdu, où on enterre ses rêves à pleine pelletée. Emporté par la vague lyrique, touchante et inventive d'une écriture à nulle autre pareille. J'en perds mes mots tant il y aurait à dire, à crier, à hurler.

C'est noir, noir, noir, mais c'est beau. Élégiaque, qualifie l'éditeur, c'est bien vu. C'est à la fois intensément tendre et profondément triste, toute la mélancolie d'une poésie en prose qui fait vibrer les cordes sensibles sans tricher, et qui touche l'âme.

Il faut absolument souligner la qualité de la traduction, ciselée jusqu'aux rimes par un François Happe devenu jumeau de plume depuis le premier roman. Il contribue grandement au pouvoir des écrits de l'autrice américaine.

Tiffany McDaniel, par la puissance de ses mots, raconte le défi d'être une femme à tenter de s'échapper du côté sauvage. Un talent décidément unique, d'une puissance folle.

En seulement trois romans, elle est devenue mon « écrivain » préféré, Ce n'est que justice que ce soit une femme. L'avenir lui appartient.
Lien : https://gruznamur.com/2024/0..
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Comment la beauté peut-elle émerger de la tragédie ?
Voilà bien le magnifique pouvoir de Tiffany McDaniel qui plonge au plus profond des ténèbres pour mettre en lumière des femmes qui ont souffert et qui leur donne des voix de poètesses pour exprimer leurs émotions.
Évoquer les ténèbres n'est pas outrancier ici, tant les épreuves vécues par ces femmes, à commencer par Arc et Daffy les jumelles, sont à peine concevables.

Tout commence dans la petite ville de Chillicothe, dans l'Ohio. Une ville embrumée par la fumée nauséabonde de l'usine de papeterie qui semble se résumer à un alignement de quartiers minables qui n'offrent d'autre porte de sortie que la rivière.

Le drame de la dépendance est évoqué avec une grande lucidité et beaucoup de compassion. Pour le père des jumelles, la toxicomanie commence à l'armée et il  va contaminer sa femme dès son retour. Tous deux accomplissent d'énormes efforts pour se défaire de cette dépendance et prendre soin de leurs filles. le journal d'Adelyn, découvert par Arc, révélera l'échec de l'amour maternel face à la force de cette addiction.
D'autres mères sont des victimes : Violet mène son combat contre la drogue, rêve d'ouvrir une pâtisserie et de retrouver la garde de sa fille ; Thursday, qui fait des trous dans ses vêtements, représentant toutes les parties d'elle-même qu'elle perd à cause de sa dépendance, projette de se libérer de l'héroïne lorsqu'elle découvre qu'elle est enceinte.
A aucun moment, l'autrice n'émet de jugement sur ses personnages, même lorsque la vie d'un enfant est en jeu, même alors que certains pensent qu'une mère est capable de tout pour sauver son enfant.

Car Tiffany McDaniel n'est pas une adepte du vouloir /pouvoir et elle a une véritable compréhension des mécanismes de l'addiction qu'elle a côtoyée dans son entourage dès l'enfance.
"Comment aurais-je pu la blâmer, ou blâmer n'importe laquelle d'entre elles pour ça. Ce besoin urgent d'être débarrassé des vérités qu'il était si douloureux de connaître."
Alors qu'Arcade elle-même, pourtant consciente des méfaits de la drogue par le modèle de sa mère et de sa tante Clover, cède finalement au soulagement qu'elle procure.
"Cet irrésistible sentiment de paix, la chaleur de cette vague d'euphorie qui emporta jusqu'à la moindre parcelle de ma souffrance. Jamais je n'avais imaginé qu'une telle sensation pouvait exister. Elle me parlait. Elle me disait qu'elle me protégerait, qu'elle me mettrait à l'abri et fermerait les portes à toutes les choses qui m'avaient auparavant fait mal. de doux mensonges qui chatoyaient, et je les crus. "

Après la toxicomanie qui ravage les esprits, ce sont les corps des femmes qui sont mutilés. Dès l'enfance, les fillettes sont victimes d'un prédateur pédophile, qu'elles vont associer à l'image d'une araignée qui fera d'ailleurs son apparition dans les pages à chaque fois qu'il représentera une menace.
Plus tard ce sont les "johns" (nom donné aux clients) qui vont humilier les femmes, les frapper et même les violer. L'autrice décrit des scènes de violence insoutenable comme la scène de torture par le dealer Highway Man d'une prostituée qui a volé une partie de son argent.

Ce qui selon moi incarne le mieux cet équilibre incroyable que Tiffany McDaniel parvient à trouver entre ombre et lumière, ce sont les rapports du médecin légiste qu'elle imagine pour chacune des victimes.
L'horreur du meurtre est exposée dans toute sa crudité lorsque la cause de la mort est prononcée comme " appartenance au sexe féminin". La liste des blessures constatées, ante et post-mortem, témoigne de la cruauté et de l'acharnement du tueur.
Et pourtant, cette violence se retrouve estompée ( quoique toujours présente) par la tendresse de certaines expressions "aussi âgée que les hérons", "gardienne des oiseaux", "sexe féminin comme la rivière" ou "voyage parmi les étoiles ".
Ainsi les signes distinctifs de ces victimes ( âge, sexe, profession), enveloppés de poésie, leur rendent leur humanité et leur personnalité, comme un ultime hommage.

Il y a donc chez cette autrice unique en son genre une part lumineuse qui lui permet de désamorcer la noirceur. Quelques auteurs parviennent également à corriger cette opacité en introduisant de l'humour, de la dérision, un clin d'oeil poétique ou une fin heureuse.
Mais ici l'imagination est aux commandes et permet de surprenantes métamorphoses comme autant de refuges contre le désespoir.

C'est Mamie Milkweed qui leur apprend à faire du crochet , et qui leur explique que le dessous du carré de crochet, là où le fil est noué de manière disgracieuse, est le « côté sauvage », mais qu'elles peuvent en faire le "beau côté" en remontant les fils avec une aiguille. Cette incroyable grand-mère qui fait fuir les monstres leur donne des armes pour affronter la vie et même si ces armes ne suffisent pas, elles leur permettent de s'efforcer toujours de vivre intensément les moments les plus beaux.

Ensemble, les soeurs créent un monde où un carré d'herbe révèle les fouilles d'un archéologue, où la fumée sortant de l'usine de papier locale devient la poussière s'élevant des chevaux sauvages galopant sur le sol, où elles dessinent des gâteaux d'anniversaire sur le sol en ciment et où une décapotable abandonnée des années 1950 se transforme en machine à voyager dans le temps.
Cette communauté un brin utopiste trouve à s'élargir en accueillant d'autres soeurs de captivité.
Les six futures victimes de Chillicothe semblent vivre en huis-clos dans cette petite ville dont personne ne s'échappe. Prisonnières de la pauvreté, de la toxicomanie, de la prostitution, elles se rejoignent autour de valeurs d'amitié, de solidarité et autour de rêves d'un monde meilleur, les yeux tournés vers le ciel.

Ainsi l'autrice met à nu, sans la moindre complaisance, la cruelle transmission de la dépendance et la façon dont elle s'accroche à une famille, l'entraînant dans la pauvreté et dans la reproduction de l'échec.
En même temps, ses personnages féminins ne sont jamais définis uniquement par leurs faiblesses mais sont exaltés pour leurs forces. Car elles sont aussi emplies d'amour, pleines de leurs rêves d'archéologie, de natation, d'astronomie, de pâtisserie, d'art et de poésie et toujours à la recherche de la moindre lueur d'espoir dans un monde qui leur en donne si peu.

Sans morbidité ni naïveté, Tiffany McDaniel se fait témoin lucide du désespoir de ces américains abandonnés par les politiques et éternelles victimes de la précarité.



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Lettre d'excuse,
Madame McDaniel,

J'ai ouvert votre dernier roman avec l'enthousiasme acquis après la lecture de vos deux précédents livres qui m'avait procurée un grand contentement .
Mais, là, je dois avouer , que, malgré mon acharnement à poursuivre, j'ai tout de même dépassé la moitié soit quelques 200 pages, j'ai abandonné ma lecture.

Certes , vous mettez beaucoup de coeur à faire aimer vos deux héroïnes , Arc et Daffy, les jumelles et je m'y suis attachée rapidement .
Vos trouvailles sur la gémellité sont belles, poétiques et apportent une jolie lueur .

Cette lumière s'éteint , par contre, trop souvent et l'accumulation de galères, et le mot est faible, entre des parents drogués, la mort de la seule personne aimante et attentionnée qu'est la grand-mère , la prostitution, la découverte de ces corps de jeunes femmes dans la rivière et par dessus tout la violence infligée aux filles et aux femmes m'a été insupportable .

J'ai cherché une bouée à laquelle me raccrocher avant de devenir moi-même une noyée de désespoir et de noirceur et plutôt que de sombrer encore plus profondément, j'ai refermé le livre , laissant Arc et Daffy affronter cette bataille sans fin avec la drogue .

Je lirai sans aucune hésitation votre prochain roman car votre plume est belle et puissante et je suis désolée de n'avoir pas pu l'apprécier jusqu'au bout de celui-ci ...
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Pour représenter au mieux l'idée « Du côté sauvage », imaginez une oeuvre de crochet, un tapis par exemple où il faudrait crocheter chaque carré pour finir par les assembler tous. Sur la version pile, le résultat serait parfait, sur la version face on distinguerait encore les fils qu'il a fallu cacher. Cette analogie troublante, présente grâce aux paroles de Mamie Milkweed, reflète parfaitement l'idée du nouveau roman de Tiffany McDaniel. du côté pile, de la poésie brute, des mythes, des histoires merveilleuses à s'inventer pour tenir, du côté face la monstruosité du monde, la violence, la drogue et des conditions de vie difficiles.

Arc et Daffy sont jumelles, elles sont nées à Chillicothe, Ohio. « Deux filles aux cheveux d'un roux flamboyant et aux yeux étranges. Mon oeil droit était bleu. le gauche était vert. C'était l'inverse pour Daffy. Nous sommes nées toutes les deux avec une heterochromia iridis. C'est ainsi que les docteurs ont appelé la différence de couleur de nos yeux. Mais pour nous, à l'ombre de la papeterie, c'étaient des billes de sorcières. »

« Du côté sauvage » raconte donc l'histoire de ces deux soeurs, dont l'une, Arc, est la narratrice. « Moi, c'était la terre qui me parlait, mais pour Daffy, c'était l'eau. Nous étions les soeurs des roches et des vagues. Tandis que je rêvais de la terre et de la poussière du temps, elle rêvait de rivières, de lacs et de pièces d'eau qui l'emporteraient sur le courant. » Elles vivent dans une toute petite ville dans laquelle il n'y a qu'une seule usine qui emploie une partie de la population. Pour l'autre partie, l'avenir est sombre, car la pauvreté extrême provoque des tragédies. Les filles grandissent entre leur mère Adelyn, leur tante Clover et leur grand-mère. C'est d'un arbre généalogique composé exclusivement de femmes dont Tiffany McDaniel nous conte le récit. Parallèlement à cette famille, et jusqu'à leurs 20 ans, temps du récit, Arc et Daffy lieront des amitiés très fortes avec d'autres jeunes femmes : Thursday, Nell, Violet et Indigo. Il est d'ailleurs troublant de constater que toutes les femmes sont identifiées par un prénom, et que les hommes, eux, ne le sont jamais, comme s'il fallait absolument ne pas prononcer leur nom…

Si la voix d'Arc est omniprésente, une autre voix s'élève dans le roman : celle de la rivière que l'on peut découvrir en photo. Cette rivière câline, caresse et prend soin des corps qui lui sont « confiés ». « La rivière savait ce qu'elle avait à faire. Elle pénétra dans les poumons, alourdissant le corps suffisamment pour le faire couler jusque sur la vase du fond, pendant que les faucons s'envolaient au-dessus des collines. » En son sein sont abandonnées des femmes ayant subi d'effroyables violences, si tragiques qu'elles en sont mortes. Lorsque les corps remontent à la surface et s'échappent de ses bras, c'est avec une tendresse particulière que la rivière leur rend hommage à sa façon. Car, « Du côté sauvage » retrace des destins de femmes assassinées dans la vie réelle dont le meurtrier n'a jamais été retrouvé.

« Du côté sauvage » est peuplé de symboles, car Tiffany McDaniel a une manière bien à elle de croquer les situations. Avant de dire, elle montre. Vous découvrirez entre les pages des symboles du danger, des symboles de protection qui sont autant d'expériences visuelles destinées à annoncer un péril et à faire monter l'anxiété. le lecteur est ainsi averti de l'obscurité qui rôde. L'utilisation d'épigraphes en tête de chapitre laisse planer ce sentiment d'appréhension quant aux destins des personnages.

« Du côté sauvage » est sans doute le livre le plus sombre de Tiffany McDaniel. Là où « Betty » voyait la magie du monde à travers les yeux de son père, Arc pallie la cruauté de leur vie quotidienne, les situations dégradantes vécues par sa mère et sa tante, la crasse, les odeurs, l'absence de tendresse maternelle, la peur, par des histoires qu'elle imagine, métamorphosant le négatif en positif, l'obscurité en lumière. Il revient à Arc d'être à la fois dans l'histoire et de prendre de la hauteur pour relater l'histoire de celles de Chillicothe, celles qui ont péri au sens propre ou au sens figuré : « une gardienne des oiseaux », « une voyageuse parmi les étoiles », etc. Les rapports d'autopsie des différentes victimes sont érigés comme porte-drapeau de la réalité d'une condition féminine : « appartenance au sexe féminin », « Elle a laissé le diable connaître son nom », « elle était enchaînée aux chasseurs », « s'est tenue trop près du bord de l'eau », mais sont également empreints de poésie lorsqu'elle évoque les blessures et signes distinctifs. La capacité d'Arc à occulter le réel pour en faire une féérie magique, entre fantasmagorie et sorcellerie permet au lecteur de développer plus que de la compassion, plus que de l'empathie. de l'amour. Un amour intangible et pourtant profondément réel.

« Du côté sauvage » est porté par des femmes fortes et puissantes jusque dans leurs faiblesses d'êtres de chair, mais il y en a une qui m'a totalement bouleversée : Mamie Milkweed. C'est elle qui a transmis à ses petites filles sa philosophie de vie, ses histoires, les secrets de la nature, la capacité à voir le beau dans le laid apparent. Elle fait des femmes qui l'entourent, surtout de ses petites filles, des reines portant des couronnes. Ses mots sont si profondément ancrés dans le souffle vital d'Arc et de Daffy que malgré leurs existences sans opulence, elles rayonnent. « De son front plissé, elle sera couronnée. » Ses leçons de vie guideront toujours ses petites filles vers la lumière. Quand elles dessineront leurs gâteaux d'anniversaire sur le sol de leur maison faute de mieux, quand elles agrandiront chaque année la taille de leurs ailes, quand elles devront trouver une échappatoire mentale aux épreuves de la vie.

« Ma chérie, répondit mamie en prenant le visage de Daffy entre ses vieilles mains. Une sorcière, ce n'est pas un chapeau pointu, un balai, ou des verrues. Une sorcière, c'est simplement une femme qui est punie parce que sa sagesse est plus grande que celle des hommes. C'est pour ça qu'ils l'ont brûlée. Ils ont voulu se débarrasser de son pouvoir par le feu, parce qu'une femme qui dit plus que ce qu'elle est censée dire, et qui fait plus que ce qu'elle est censée faire, est une femme qu'ils essaient de réduire au silence et de détruire. Mais il y a des choses que même le feu ne peut détruire. L'une de ces choses, c'est la force qu'une femme peut avoir. Tu n'as pas envie d'être une femme comme ça ? Une femme qui possède un certain pouvoir ? Cela veut dire que vous supportez quelque chose en vue d'atteindre un but plus important. Parce que dans ce monde, vous devez être intelligentes et vous devez résister. Surtout, vous devez être prêtes à être traitées comme une femme. Si vous n'êtes pas prêtes à ça, vous serez broyées en mille morceaux. »

De la même manière, la lumière vient également des amitiés indéfectibles et précieuses que les deux soeurs lient avec d'autres femmes, même si chacune porte son fardeau personnel.

Tiffany McDaniel fascine par son écriture empathique, presque lyrique au scalpel, chargée d'un réalisme cru et d'une poésie rare. le récit navigue entre passé et présent, ce qui donne du rythme et une âme singulière aux protagonistes, peu importe le tourbillon spatio-temporel. « Du côté sauvage » est une lecture très sombre et il faut avoir le coeur bien accroché pour arriver au bout, d'autant que la fin… Si, d'une certaine façon, il rend hommage à ces meurtres non élucidés, il est aussi un témoignage du rapport homme/femme dans ce trou perdu où l'homme-prédateur gagne toujours et où la femme est si peu de chose. La « tradition » familiale est de ne jamais provoquer un homme, de le laisser faire, ce qui, pour le lecteur, devient absolument insoutenable. « Ma soeur et moi ne parlions jamais de ce que nous faisions avec les hommes. Nous ne nous faisions jamais de confidences sur les limites qu'il nous arrivait de franchir, les coups de poing que nous recevions, les rapports qui prenaient souvent un tour violent. Chacune de nous affectait de ne pas voir les bleus sur le visage de l'autre et nous exposions en silence notre visage au froid du congélateur parce que tante Clover nous avait dit que ça aide à chasser la douleur. » Mais, cette relation sublime, intense, vraie entre les deux soeurs apporte au récit le dosage nécessaire permettant aux lecteurs de subir avec elles les bleus, les terreurs, les peurs. « Vous êtes les deux moitiés de la même. » Leur connexion ferait pâlir d'envie la plus belle des relations fraternelles.

« Du côté sauvage » ensorcelle par sa poésie noire, une danse funeste entre l'ombre et la lumière où les mots eux-mêmes semblent murmurer des secrets. Tiffany McDaniel chemine au sein des dualités de l'existence, entre le côté lumineux et le côté sauvage et nous transporte dans un monde où, grâce à une aiguille, le beau et monstrueux se côtoient sans cesse, dansant un éternel ballet. Son oeuvre est décidément aussi intense que bouleversante, aussi féminine que féministe, et aussi troublante que dérangeante. Elle y aborde avec maestria les luttes de ses contemporaines en y ajoutant sa patte si singulière. Bouleversant !

Merci à François Happe pour sa traduction.
Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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critiques presse (2)
LeMonde
19 avril 2024
Le destin d'Arc et Duffy, droguées, prostituées, victimes du cauchemar américain. Humain et cruel.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LeSoir
18 avril 2024
Au départ d'un vrai crime qui a ému l'Amérique, Tiffany McDaniel ensorcelle dans un désespéré et vénéneux périple « Du côté sauvage ».
Lire la critique sur le site : LeSoir
Citations et extraits (72) Voir plus Ajouter une citation
La douleur prit tout et en voulut encore plus. C'est à ce moment-là que je m'aperçus qu'une femme garde la plupart des choses dans le fond de sa gorge. Et que ces choses ressortent sous forme de vomi, de hurlements et de pleurs.
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La création finit de la même façon qu’elle commence. Avec la faim.
À présent, il est difficile d’imaginer que ces restes humains aient pu être un jour une personne. Qu’ils aient pu être quelqu’un qui riait aux plaisanteries de son père. Qui souriait à la caresse de sa mère. Qui dansait pieds nus avec son amant sur le linoléum froid de la cuisine. Ses doigts avaient une identité qui n’était qu’à elle. Elle était le romarin, elle était le blé d’hiver rouge, elle était la joubarbe, elle était la spigélie. Désormais, on ne voit plus de cette femme la couleur de ses yeux, la largeur de son sourire, les vagues de sa chevelure. On ne voit d’elle que le gras qui la recouvre. La pourriture dans sa bouche. La boursouflure de ses seins. On n’entend pas d’elle son chant, sa voix, ses paroles. Il n’y a plus que le silence, quand cesse ce léger grignotement sur ce qui a autrefois été une femme qui allait et venait sur cette terre, loin de se douter que sa mort éclipserait sa vie. 
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Je me disais que si on souriait sur une photographie, on souriait pour toujours, et tout ce qui venait après ce sourire ne comptait pas, puisque c'était le moment fixé sur la pellicule qui valait pour l'éternité. J'imagine que c'était là encore un mythe qu'on essayait de faire croire à notre cœur.
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La petite fille se réveilla, certaine d'avoir rêvé.
Puis la petite fille se réveilla,
certaine que ce n'était qu'un rêve.
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Une sorcière, ce n'est pas un chapeau pointu, un balai ou des verrues. Une sorcière, c'est simplement une femme qui est punie parce que sa sagesse est plus grande que celle des hommes.
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