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Critique de Sofiert


Comment la beauté peut-elle émerger de la tragédie ?
Voilà bien le magnifique pouvoir de Tiffany McDaniel qui plonge au plus profond des ténèbres pour mettre en lumière des femmes qui ont souffert et qui leur donne des voix de poètesses pour exprimer leurs émotions.
Évoquer les ténèbres n'est pas outrancier ici, tant les épreuves vécues par ces femmes, à commencer par Arc et Daffy les jumelles, sont à peine concevables.

Tout commence dans la petite ville de Chillicothe, dans l'Ohio. Une ville embrumée par la fumée nauséabonde de l'usine de papeterie qui semble se résumer à un alignement de quartiers minables qui n'offrent d'autre porte de sortie que la rivière.

Le drame de la dépendance est évoqué avec une grande lucidité et beaucoup de compassion. Pour le père des jumelles, la toxicomanie commence à l'armée et il  va contaminer sa femme dès son retour. Tous deux accomplissent d'énormes efforts pour se défaire de cette dépendance et prendre soin de leurs filles. le journal d'Adelyn, découvert par Arc, révélera l'échec de l'amour maternel face à la force de cette addiction.
D'autres mères sont des victimes : Violet mène son combat contre la drogue, rêve d'ouvrir une pâtisserie et de retrouver la garde de sa fille ; Thursday, qui fait des trous dans ses vêtements, représentant toutes les parties d'elle-même qu'elle perd à cause de sa dépendance, projette de se libérer de l'héroïne lorsqu'elle découvre qu'elle est enceinte.
A aucun moment, l'autrice n'émet de jugement sur ses personnages, même lorsque la vie d'un enfant est en jeu, même alors que certains pensent qu'une mère est capable de tout pour sauver son enfant.

Car Tiffany McDaniel n'est pas une adepte du vouloir /pouvoir et elle a une véritable compréhension des mécanismes de l'addiction qu'elle a côtoyée dans son entourage dès l'enfance.
"Comment aurais-je pu la blâmer, ou blâmer n'importe laquelle d'entre elles pour ça. Ce besoin urgent d'être débarrassé des vérités qu'il était si douloureux de connaître."
Alors qu'Arcade elle-même, pourtant consciente des méfaits de la drogue par le modèle de sa mère et de sa tante Clover, cède finalement au soulagement qu'elle procure.
"Cet irrésistible sentiment de paix, la chaleur de cette vague d'euphorie qui emporta jusqu'à la moindre parcelle de ma souffrance. Jamais je n'avais imaginé qu'une telle sensation pouvait exister. Elle me parlait. Elle me disait qu'elle me protégerait, qu'elle me mettrait à l'abri et fermerait les portes à toutes les choses qui m'avaient auparavant fait mal. de doux mensonges qui chatoyaient, et je les crus. "

Après la toxicomanie qui ravage les esprits, ce sont les corps des femmes qui sont mutilés. Dès l'enfance, les fillettes sont victimes d'un prédateur pédophile, qu'elles vont associer à l'image d'une araignée qui fera d'ailleurs son apparition dans les pages à chaque fois qu'il représentera une menace.
Plus tard ce sont les "johns" (nom donné aux clients) qui vont humilier les femmes, les frapper et même les violer. L'autrice décrit des scènes de violence insoutenable comme la scène de torture par le dealer Highway Man d'une prostituée qui a volé une partie de son argent.

Ce qui selon moi incarne le mieux cet équilibre incroyable que Tiffany McDaniel parvient à trouver entre ombre et lumière, ce sont les rapports du médecin légiste qu'elle imagine pour chacune des victimes.
L'horreur du meurtre est exposée dans toute sa crudité lorsque la cause de la mort est prononcée comme " appartenance au sexe féminin". La liste des blessures constatées, ante et post-mortem, témoigne de la cruauté et de l'acharnement du tueur.
Et pourtant, cette violence se retrouve estompée ( quoique toujours présente) par la tendresse de certaines expressions "aussi âgée que les hérons", "gardienne des oiseaux", "sexe féminin comme la rivière" ou "voyage parmi les étoiles ".
Ainsi les signes distinctifs de ces victimes ( âge, sexe, profession), enveloppés de poésie, leur rendent leur humanité et leur personnalité, comme un ultime hommage.

Il y a donc chez cette autrice unique en son genre une part lumineuse qui lui permet de désamorcer la noirceur. Quelques auteurs parviennent également à corriger cette opacité en introduisant de l'humour, de la dérision, un clin d'oeil poétique ou une fin heureuse.
Mais ici l'imagination est aux commandes et permet de surprenantes métamorphoses comme autant de refuges contre le désespoir.

C'est Mamie Milkweed qui leur apprend à faire du crochet , et qui leur explique que le dessous du carré de crochet, là où le fil est noué de manière disgracieuse, est le « côté sauvage », mais qu'elles peuvent en faire le "beau côté" en remontant les fils avec une aiguille. Cette incroyable grand-mère qui fait fuir les monstres leur donne des armes pour affronter la vie et même si ces armes ne suffisent pas, elles leur permettent de s'efforcer toujours de vivre intensément les moments les plus beaux.

Ensemble, les soeurs créent un monde où un carré d'herbe révèle les fouilles d'un archéologue, où la fumée sortant de l'usine de papier locale devient la poussière s'élevant des chevaux sauvages galopant sur le sol, où elles dessinent des gâteaux d'anniversaire sur le sol en ciment et où une décapotable abandonnée des années 1950 se transforme en machine à voyager dans le temps.
Cette communauté un brin utopiste trouve à s'élargir en accueillant d'autres soeurs de captivité.
Les six futures victimes de Chillicothe semblent vivre en huis-clos dans cette petite ville dont personne ne s'échappe. Prisonnières de la pauvreté, de la toxicomanie, de la prostitution, elles se rejoignent autour de valeurs d'amitié, de solidarité et autour de rêves d'un monde meilleur, les yeux tournés vers le ciel.

Ainsi l'autrice met à nu, sans la moindre complaisance, la cruelle transmission de la dépendance et la façon dont elle s'accroche à une famille, l'entraînant dans la pauvreté et dans la reproduction de l'échec.
En même temps, ses personnages féminins ne sont jamais définis uniquement par leurs faiblesses mais sont exaltés pour leurs forces. Car elles sont aussi emplies d'amour, pleines de leurs rêves d'archéologie, de natation, d'astronomie, de pâtisserie, d'art et de poésie et toujours à la recherche de la moindre lueur d'espoir dans un monde qui leur en donne si peu.

Sans morbidité ni naïveté, Tiffany McDaniel se fait témoin lucide du désespoir de ces américains abandonnés par les politiques et éternelles victimes de la précarité.



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