État de rêve

C’est une vérité universelle que les lois des mathématiques sont les mêmes sur les planètes de Wolf 359 que la nôtre ; à savoir, le rapport de la circonférence d’un cercle sur son rayon, que nous appelons pi, doit être aussi familier aux Wolfiens qu’à nous. J’ai donc conçu un relais électrique grâce auquel une branche de la croix fera clignoter ses lumières vingt-deux fois pendant que l’autre le fera sept fois, ce qui est une valeur fractionnelle approximative de pi. Un tel signal ne peut manquer d’attirer l’attention de nos stellanautes et d’ouvrir la voie à une conversation moins abstraite, pour laquelle je suis actuellement en train de concevoir un code utilisant des nombres premiers et des bases logarithmiques.

Que c’est bon de voir des gens aux joues roses, heureux et bien en chair quand on a connu la maigreur en noir et blanc des bonnes sœurs. Ces sœurs, on dirait des pies, toujours malheureuses, toujours en train de caqueter et d’agiter leurs ailes noires. Je les déteste et je déteste la Croix et la Passion,c’est comme une prison, tout vieux, tout gris, et il pleut tout le temps.

t quand il se lasse de jouer, un jeune garçon peut toujours ratisser les estrans à la recherche de tous les trésors que l’océan veut bien y abandonner. Des flotteurs en verre, des morceaux de métal rouillé qui ont dû faire partie de l’armement d’un navire, des bouteilles (toujours vides) que l’abrasion du sable a rendues opaques, des bouts de cordages, des morceaux de bois flotté aux formes bizarres, des oreillers de mer regorgeant de sable, des bouchons qui s’effritent, des plumes et des os…
La mer rejette parfois de drôles de choses : un petit garçon ne sait jamais ce qu’il peut trouver quand il a la patience de chercher.

Les parents n’ont pas confiance. Ils disent que la jetée est dangereuse et interdisent aux enfants d’aller y jouer, mais leurs restrictions n’enlèvent rien à la magie de l’endroit, une magie différente de celle des carcasses (car après tout cette jetée n’a jamais vogué au-delà des frontières du monde), mais qui n’en est pas moins magique. Car entre tous les endroits où l’on peut jouer, celui-ci est fait pour un jeune garçon.

[Le concept] de « rêve profond » [a été développé] à partir des travaux de Luzerski et Baum sur les rêves lucides, ces rêves dans lesquels le rêveur exerce un contrôle conscient sur le contenu de son rêve. C’est une version très élaborée des techniques oniriques de Luzerski et Baum par lesquelles un individu entre dans un état de rêve interactif au travers d’un processus hypnotiquement et chimiquement induit, et effectue les réparations nécessaires à son mind box endommagé, allégeant ainsi les pressions psychologiques qui ont provoqué la détérioration de son état de santé. On pourrait dire que le rêve lui permet de se mettre dans un état d’autoguérison

Quand vous êtes petit, vos parents c’est comme le bon Dieu ; je me souviens des miens, que Dieu les bénisse, ils pouvaient rien faire de mal, ils étaient solides comme le rocher de Gibraltar et ils le seraient restés, mais ils sont morts tous les deux dans le bombardement de 41 et vous savez, docteur, eh bien, je sais pas si je leur ai jamais pardonné.

Ma fille Christine, elle voulait me mettre dans ce genre d’hospice, vous savez, là où ils mettent ceux qui sont dans la phase terminale de la maladie, mais moi j’ai dit pas question, tout ce qu’on fait là-bas c’est rester assis toute la journée en pensant à la mort et ils appellent ça avoir une attitude positive. « Mourir dans la dignité », qu’ils disent, mais moi je vous dis qu’on vit un peu moins et qu’on meurt un petit peu plus chaque jour jusqu’à ce que personne puisse voir la différence. Moi j’ai l’intention de vivre jusqu’à ce que je crève. Au diable ton hospice, que je lui dis à Christine, alors au lieu de gaspiller de l’argent dans cet abattoir, tu me le donnes en main propre et je m’en servirai pour faire tout ce que j’ai toujours eu envie de faire mais que j’avais jamais le temps pour.

Nous ne disposons pas de données nous permettant de croire qu’il soit sorti du rêve orthostatique que nous avons programmé. Ce serait très invraisemblable, vu que ce rêve avait été spécialement conçu dans l’optique de ses fantasmes les plus chers. Nous croyons qu’il est toujours en train de vivre ses fantasmes de la Guerre des étoiles, qui est pour nous le programme de simulation « Pirates de l’espace ». Plus précisément, nous disposons de plus d’une douzaine d’archétypes de rêves spécifiquement élaborés pour des profils psychologiques typiques.

Ce garçon est en parfaite santé – non, ne me citez pas, cette remarque est strictement confidentielle, mais il n’y a médicalement aucune raison pour que Thomas Semple ne quitte pas cet hôpital si on lui dit « lève-toi et marche ! »… Notre seule conclusion est qu’il y a quelque déséquilibre psychologique qui le maintient ou, plus exactement, l’oblige à se maintenir dans la suspension Montgomery-Blair.

La vie d’un individu ne se mesure pas par des lignes, car si une vie n’est rien de plus, comment savoir si ces courbes et tracés sont les lignes de l’amour ou les lignes du dévouement, les palpitations du bonheur ou la note inflexible de la douleur ? Elle ne veut pas voir ces lignes. Catherine Semple est une femme croyante et craignant Dieu, qui a entendu la note inflexible de la douleur plus que quiconque ne le devrait dans le cours de son existence, mais elle ne veut pas l’entendre chuchoter la moindre rumeur blasphématoire. Elle accepte la joie et la douleur des doigts du même Dieu ; il lui arrive de douter, mais elle ne se rebelle jamais.