Autre mutilation du sens : le romantisme pastoral qui sévit aujourd’hui à propos du shtet’l, la bourgade juive d’Europe de l’Est. Une génération née au lendemain du génocide et ancrée dans le judaïsme par la nostalgie et l’imaginaire croit renouer avec son appartenance en rêvant à un petit monde attendrissant mais qui n’eut jamais la moindre réalité. Aucune turbulence n’agite ces décors en trompe-l’œil peuplés de silhouettes chagalliennes. On recompose ainsi un univers céleste avant même qu’il ait été envoyé au ciel par les nazis
Paradoxalement, l’hyper-dramatisation du cauchemar a fini par dénaturer l’événement et par nuire à son intelligibilité. Un pas supplémentaire dans ce sens a été franchi récemment avec la transformation du génocide en holocauste, en sacrifice offert à Dieu. À terme, c’est la responsabilité et la vigilance des sociétés contemporaines qui se trouvent ainsi dangereusement hypothéquées.
Ce récit contribue à réhabiliter un inconnu, le prolétaire juif d’Europe orientale et centrale, que la mythologie juive contemporaine rejette à sa périphérie et travestit soigneusement.
Israël, avec sa panoplie de pionniers et de déserts en fleurs, a également sa part de responsabilité dans ce filtrage du passé. Tournant le dos à la Dispersion, l’État juif avance une version de l’histoire juive dont il est bien entendu le but et le mot de la fin. Les concurrents historiques du mouvement sioniste, en particulier ceux qui adhéraient aux valeurs universalistes du mouvement ouvrier international, n’y occupent évidemment guère de place
Qu’on réfléchisse un instant aux représentations actuelles de la vie et de l’histoire juives et à ce qu’elles omettent d’arracher à l’oubli. Dire et montrer la tentative d’extermination des populations juives par les nazis, par exemple, ne s’est pas fait sans méprises. Combien de représentations littéraires et cinématographiques du génocide n’ont-elles pas été piégées par le trop plein de drame qu’elles s’efforçaient de capter ?