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Critique de domi_troizarsouilles


Quel plaisir de retrouver la plume incisive et directe de Deon Meyer, dans une nouvelle (et double) enquête de son personnage récurrent qui compte le plus de tomes à son actif : l'ex-alcoolique Benny Griessel, en cours de désintoxication, et toujours profondément passionné (malgré les difficultés) par son métier de policier dans la ville du Cap, dans une Afrique du Sud post-apartheid en plein bouleversement !

L'inspecteur Benny Griessel en est à un peu plus de 5 mois de sobriété et, toujours profondément amoureux de sa femme (qui l'a littéralement « mis dehors », dans le tome précédent, pour une période de probation de 6 mois sans alcool), il espère pouvoir la reconquérir… tout en se rendant compte qu'il s'y retrouve pas si mal, dans cette vie en solo sans surveillance féminine réprobatrice constante, certes justifiée à cause de son alcoolisme, mais qui devenait pesante ; vie qui lui a permis par ailleurs de « renouer », différemment, avec ses enfants désormais jeunes adultes.
Sur ce point de départ « privé », c'est le policier Benny qui entre très vite en scène, appelé pour le meurtre d'un homme, connu dans l'industrie du disque, dont le corps a été retrouvé à son domicile par son épouse, ex-rock star devenue… alcoolique ! Parallèlement à ça, une jeune fille, qu'on identifiera très vite comme une touriste américaine, tente d'échapper à une bande de jeunes qui veulent vraisemblablement sa peau, après avoir tué sa meilleure amie – mais on ne comprend ni les tenants ni les aboutissants de l'affaire, car si Rachel (la jeune fille) cherche de l'aide ici ou là, sans grand succès, elle refuse d'appeler la police quand elle en a l'occasion, ce qui finit par la rendre bien un peu suspecte ; tandis que la tension, ce besoin de survivre dans une situation de plus en plus inextricable, une véritable course contre la montre, contre la peur et contre ses poursuivants, prend réellement le lecteur aux tripes !

Et c'est tout l'art maîtrisé de l'auteur qui se révèle ainsi, dans treize heures de la vie d'un policier, découpées en plusieurs tranches – d'où le titre, sans grand mystère. Inutile de répéter à quel point le suspense est réussi : comme dit plus haut, la tension (surtout avec Rachel) est omniprésente. L'enquête autour de ce meurtre dans le monde du disque est certes moins excitante que la chasse à la jeune fille, mais permet de mettre en scène des personnages particulièrement marquants. Car c'est là que réside l'un des formidables atouts de Deon Meyer : ses personnages sont terriblement réalistes, touchants ou au contraire détestables, avec leur physique et leur caractère esquissé en quelques mots à peine, mais tellement justes et tout simplement humains qu'on a l'impression de les voir s'animer à côté de nous. Ce sont tout à coup notre voisin, ou ce chef d'entreprise un peu hautain qu'on croise dans la rue, ou encore ce policier doué mais tellement timide qu'il faut le voir à l'oeuvre pour qu'on en prenne toute la dimension. Bref, je dis chapeau !

Tout cela se déroule avec la cerise sur le gâteau : le lecteur se demande jusqu'au bout pourquoi on a une double enquête, Benny ne cessant de passer de l'une à l'autre au gré des caprices et soudaines priorités politiques de ses supérieurs, et on se demande si les deux auraient peut-être un quelconque lien insaisissable ?... Réponse (s'il y a) dans le livre !
Sans vouloir la révéler, je noterai cependant que la chute est bien un peu décevante. Côté affaire dans le monde du disque, oui c'est assez évident au final ; mais côté Rachel, si on finit par se poser des questions qui vont dans le sens de la résolution, peu à peu au fil de l'enquête, tout le contexte que l'auteur assène un peu trop abruptement à la fin, comme tombant des nues (en tout cas aucun élément ne permettait d'en voir venir toute l'ampleur), m'a bien un peu déçue, à l'image de ces polars qui choisissent ce procédé final sorti du néant… mais c'est le seul, tout petit bémol que je peux relever après avoir tourné la dernière page de ce roman !

Pour le reste, outre la grande maîtrise de la langue, des personnages et d'une intrigue à la tension dosée tellement efficacement, c'est aussi tout ce qui « entoure » le livre qui fait son succès. Il y a des aspects liés à la lectrice que je suis, et d'autres plus « généraux » qui ne manqueront pas de toucher un large public, peu ou prou intéressés par cette Afrique du Sud du début des années 2000.

Pour ce qui me touche personnellement, il faut rappeler que Deon Meyer écrit ses livres en afrikaans. Ils sont traduits seulement ensuite en anglais d'Afrique du Sud, tandis que la version française est traduite à son tour depuis l'anglais (et pas depuis l'original afrikaans !). Cela explique sans doute pourquoi cette traduction française est émaillée de toute une série d'expressions ou morceaux de dialogues dans d'autres langes : certaines interjections en xhosa ou en zoulou (j'y reviens), mais aussi quelques petites parties sont restées dans l'original en afrikaans ! Et c'est là que ça devient touchant pour moi. Certes je ne parle absolument pas afrikaans et le sens de la plupart de ces mini-parties restées en vo m'a échappé. Cependant, ceux qui me suivent savant que j'ai des racines flamandes (ma maman) et que, comme tant d'autres petits Belges de ma génération, j'ai appris le néerlandais depuis l'enfance ; et pour ceux qui ne savent pas : le néerlandais des Pays-Bas et le flamand du nord de la Belgique sont une seule et même langue, même si les différences, à l'oral notamment, sont très marquées… Or, il se trouve que l'afrikaans est un petit frère éloigné du néerlandais, et que certains mots ou expressions sont exactement les mêmes… et évoquent entre autres ces « mots doux » que ma maman utilisait spontanément quand j'étais petite. Pour ne citer qu'un exemple : quand une femme interrogée, dans le cadre du meurtre de ce magnat du disque qui a été abattu, appelle tout à coup son compagnon « Beertje », c'est un flot de souvenirs qui remonte tout à coup ! C'est que le mot signifie littéralement « ourson », mot de genre neutre qu'une maman utilise volontiers pour son enfant… ou qu'un adulte pourrait utiliser envers son compagnon, dans un couple où c'est le premier qui porte la culotte, ce qui est bien le cas ici ! Mais comment dire ? la traduction proposée ici en note de bas de page, « Mon nounours », est sans aucun doute la plus appropriée… mais sonne encore différemment, avec plus d'acuité peut-être, dans cet original que l'on perçoit tout à coup… et bien sûr, pour moi qui suis sensible à cela, ça ajoute au plaisir général du livre !

Plus intéressant encore, c' est tout le contexte socio-politique de cette Afrique du Sud post-apartheid, mais pas idéale pour autant, que Deon Meyer présente. Ce contexte est tellement bien intégré à la trame et aux personnages de l'histoire que ce n'est jamais lourd ou ennuyeux ! Nous sommes donc désormais en 2008. Les Noirs ont retrouvé leur place justifiée et majoritaire dans tous les services publics, dont la police – qui par la même occasion a changé de nom. Les quelques « anciens » Blancs ont quitté cette police dans laquelle ils ne se reconnaissent plus, par exemple pour fonder des agences de détective – dont l'ancien ami et supérieur de Benny, qui est sur le point de rejoindre l'une de ces agences. La hiérarchie ne sachant plus trop que faire de Benny, respecté pour sa longue expérience et le nombre d'affaires résolues, mais dont l'alcoolisme a irrémédiablement entaché la carrière, l'a nommé « tuteur » pour toute une nouvelle génération d'inspecteurs, engagés selon les nouvelles lois basées sur des quotas et la discrimination positive – deux façons de procéder qui ont sans doute des bienfaits, mais qui sont aussi très discutables (comme partout !), ce que l'auteur ne cesse de dénoncer. On a ainsi une palette de personnages secondaires aussi présents qu'attachants : Vusi, jeune Xhosa timide et tellement respectueux de l'autre qu'il ose à peine adopter un ton tranchant avec les criminels ; il ne s'en révèle pas moins un précieux allié de plus en plus confiant en ses capacités. Ou bien Mbali, qui cumule les points négatifs : elle est la seule femme dans cette police encore très masculine (et mysogine), elle souffre d'obésité probablement morbide mais ne semble pas s'en soucier, et en plus elle est de l'ethnie zouloue, en passe de devenir majoritaire au sein du gouvernement, ce qui ne plaît pas à tout le monde ; mais son QI très nettement supérieur, qui lui permettra d'avoir une longueur d'avance sur tous les autres, va mener (certes indirectement) à la résolution de l'enquête. Citons encore Fransman, qui adore se victimiser : métis dans un monde qui n'a jamais vraiment laissé de place aux « sangs-mêlés », ni du temps de l'apartheid où il était trop blanc pour les Noirs, mais pas assez pour les Blancs, et le nouveau régime n'a guère changé cet état de fait, ne lui laissant pas davantage de place ni de respect, ce qui le rend particulièrement amer et nerveux, mais non moins efficace quand il apprend à se dominer…

À travers ces quelques personnages extrêmement bien typés sans jamais tomber dans la caricature, tous attachants malgré leurs défauts, l'auteur dénonce donc ce système où une pseudo-égalité reste en constante recherche d'elle-même, une illusion qui semble bien difficile à atteindre. Il ne semble pas soulever d'antagonisme sévère entre Xhosas et Zoulous (les deux ethnies principales en Afrique du Sud), mais ne manque pas de souligner que les élus des uns ou des autres favoriseront d'office « leur » ethnie, au gré des variations politiques. À côté d'eux, les Blancs devenus minoritaires doivent affronter la perte de leurs privilèges (ce que personne ne regrette vraiment) et le mépris de certains de la nouvelle classe dirigeante, avec en plus un constant complexe d'infériorité, semble-t-il, de la part des Afrikaners par rapport à tout ce qui est anglophone – ce qui ressort ici, notamment, quand Benny se sent tellement mal à l'aise d'avoir un accent afrikaans marqué quand il parle avec les parents américains de la jeune Rachel, lui qui maîtrise de toute façon assez mal, semble-t-il dire, l'anglais de son propre pays… mais après tout ce n'est pas sa langue !

Le tout fait de ce livre un polar aux multiples facettes, complètement imprégné de culture africaine inter-ethnique à travers ses personnages marquants, qui ne manque pas de relever tous les bienfaits et les limites d'un régime post-apartheid qui continue de se chercher. La double enquête est passionnante et pleine de rebondissements, faisant de ce livre qui commence comme un polar assez noir mais d'emblée prenant grâce à un dosage efficace de la tension, un véritable page-turner qu'on ne peut plus lâcher.
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