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Critique de LeScribouillard


Frank Miller est quelqu'un qui aura beaucoup apporté à Batman. Aussi bien par l'intensité dramatique qu'en explorant les origines de ses personnages, il est sans doute l'auteur le plus influent parmi ceux qui auront orienté ce super-héros vers un univers résolument sombre et adulte. En découlent des récits haletants doublés d'un certain nombre de questionnements sur la justice et d'élégies sur notre humanité si fragile.
Mais Frank Miller, c'est aussi beaucoup de sorties provocatrices, une fascination pour la violence, et de nombreuses accusations de fascisme. Un cas épineux que je ne pouvais pas me contenter d'éluder : si je ne fais d'ordinaire jamais de politique dans mes critiques (et j'insiste : dans mes critiques, plus sur le blog en général), ici il va bien falloir que je livre malgré tout une analyse de ce qui m'a déplu dans sa pensée, d'autant plus que je m'attaque à son oeuvre-phare : The Dark Knight Returns.

Scénario

TDKR innove en ceci qu'il fait vieillir Batman à l'occasion de ses cinquante ans : un parti pris surprenant pour l'époque mais tout à fait cohérent avec le personnage. En effet, Bruce Wayne affaibli face à une Gotham toujours aussi tentaculaire ne fait que renforcer le pessimisme de l'univers, et accentue ce que Miller appelle lui-même « des tourments wagnériens ». La plupart des super-héros possèdent une retraite confortable ; mais il en est un qui ne s'en satisfait pas. Nous découvrons donc un Batman torturé par son inaction face à l'injustice, hanté par l'idée qu'il mourra en laissant Gotham aussi dangereuse qu'il l'avait trouvée, fasciné par la mort au point de l'esthétiser à travers les différentes façons d'envisager la sienne. Mais Batman n'a plus de Robin, Gordon s'apprête à quitter son poste, et Albert aurait dû embrasser une vie plus paisible depuis bien des années. Bien entendu, l'arrivée d'un certain Gang des Mutants, sur fond d'une petite guerre de routine des USA contre un petit État d'Amérique latine, va forcer notre justicier à reprendre sa casquette…
Sur ces faits qui fleurent bon la joie de vivre, Miller va déchaîner tous les principaux antagonistes du Batverse tout en en faisant apparaître quelques nouveaux : Double-Face, le Joker, Superman, le nouveau et tout frais gang des Mutants, et Catwoman qui reste malheureusement de côté en maquerelle grisonnante. Là où des comics plus récents comme Silence se vantaient de réunir tous les personnages de Batman (tout en oubliant le Pingouin) pour accoucher au final d'un récit boursouflé et incohérent, on assiste ici à une surprenante maîtrise de la succession des adversaires au sein du récit : ni trop peu ni trop nombreux, ils s'enchaînent en rythme tout en faisant franchir à chaque affrontement un nouveau palier dans l'élévation de Batman au rang de légende.
Batman oblige, le Joker possède une place de choix : si vous n'avez pas réussi à regarder The Dark Knight jusqu'au bout, sachez seulement que ce n'est rien par rapport à ce qui vous attend ici. Plus laid et vicieux que jamais, il prépare une revanche pour toutes ces années passées à l'asile d'Arkham. Une case en particulier, dans une certaine émission télé, n'a pas fini de me traumatiser… Des trucs que je ne souhaiterais même pas à Ruquier ou à Hanouna.
Enfin, le retour d'un justicier violent et s'érigeant au-dessus des lois n'est pas sans déranger quelques figures intellectuelles ou judiciaires. le récit est donc ponctué de différents débats et journaux télévisés visant à établir si Batman doit ou non se faire arrêter par les flics. La question elle semble vite répondue… jusqu'à ce que des gens se voulant les alliés de Batman aillent bien, bien plus loin que lui.

Dessins

Disons-le : j'ai mis du temps à me décider sur l'aspect plastique. le style de Frank Miller est le total opposé de celui qu'on attendrait pour les super-héros : simple, sans grand décor, à la fois nerveux et rigide, le tout en privilégiant des cases petites voire le gaufrier. S'il adopte ce qu'en BD franco-belge nous appellerions le style « fil de fer », il est loin de posséder la précision d'un Schuitten ou l'harmonie d'une « ligne claire » à la Hergé ou Jacobs ; les personnages sont carrés et tout en muscles, avec un mélange entre simplification et détails prosaïques qui rappellent presque au premier abord des dessins d'enfant. Se faire surprendre, pourquoi pas ; mais les scènes d'action en prennent un coup.
Du moins, c'est ce que je me disais… jusqu'à ce que je me prenne une claque avec une scène grandiose et tragique montrant un Superman au bord de l'agonie. le travail des couleurs y sublime la scène, tout comme il vient rajouter à l'album avec ce qui semble de l'aquarelle cette esthétique assez unique. le style pictural est également adapté au récit qu'il raconte : la vie de différentes boules de nerfs ambulantes, qui passent plus de temps à appréhender le prochain coup de l'autre qu'à se caillasser. Et ça caillasse beaucoup.
On trouve aussi des découpages très intéressants (bien que pas si novateurs si comme moi vous avez eu des cours de fac sur l'underground de la BD) : case scindée en deux rompant un gaufrier pour signifier l'écoulement d'un silence, grandes images longeant d'autres petites pour montrer d'un côté les catastrophes et de l'autre l'intensité de l'urgence du compte à rebours avant la prochaine, changement de couleur des cartouches pour indiquer qu'on change de voix off… Autant d'expérimentations qui servent toujours le récit plutôt que de le complexifier.

Fond politique

Mais vous m'avez vu venir, là où je serai plus réticent, c'est bien entendu le message qu'il y a derrière. Si dans les productions comics récentes, l'ambiguïté sur l'héroïsme que suscite nécessairement un milliardaire tabassant impunément les pauvres a été exploitée avec intelligence selon la critique par Batman White Knight (que j'ai choisi de ne pas lire pour tout un tas de raisons, ce qui s'avère une décision que je commence à sérieusement regretter), ici nous sommes dans la pure tradition conservatrice et libertarienne dans laquelle Batman a infusé. Gotham City est rongée par l'insécurité due au laxisme des autorités, et il nous faut un homme fort (j'ai envie de dire : providentiel) pour nous sauver. Et qui de mieux pour ça qu'un riche pour remettre tout le monde dans le droit chemin ? Quant aux criminels, les seuls motifs sociologiques qu'on avance sont des excuses incompréhensibles ou bidons servies par des hommes de paille sur les plateaux télés. Ils semblent être méchants juste parce qu'ils sont méchants (la palme revient à la néonazie avec des croix gammées tatouées sur les seins). La seule critique intelligente qui en ressort est que Batman est motivé avant tout par le sexe qu'il refoule : quand on voit Wayne qui accepte un duel avec le chef des Mutants juste parce que « son corps l'appelle », on se demande si Miller n'a pas fait, peut-être malgré lui, une brillante analyse de ses pulsions profondes.
Là où ça devient véritablement problématique, c'est que Batman va bien plus loin dans la violence que ce à quoi on était habitués, décidé même à la fin à faire ce qu'il s'était toujours interdit : tuer, même un être aussi dangereux et irrécupérable que le Joker. le message autour des méchants peut se résumer ainsi : « les ennemis ne changent jamais : détruis-les avant qu'ils ne te détruisent ! » Les vies des Soviets ne comptent visiblement pas, soit dit en passant : Superman en dézingue à la pelle alors qu'il continue d'être le Gary Sue de DC Comics.
The Dark Knight Returns, c'est l'anti-Watchmen, sorti à la même époque : un comic super-héroïque introduisant des thématiques philosophiques et expérimentant de nouvelles formes d'histoire et de narration, mais délivrant un message politique d'un bord totalement opposé. Je ne suis ni le premier ni le dernier à le dire. Quand Alan Moore critiquait fermement les méthodes expéditives d'un Rorsach ou un Comédien, ici elles semblent les seules envisageables pour faire régner l'ordre. Ça passe quand ça casse.

« J'ai des droits… »
KRAAAASHHH
« Tu as des droits. Des tas de droits. Parfois, je me surprends à les compter jusqu'à en devenir fou. Mais dans l'immédiat, tu as un éclat de verre planté dans l'artère de ton bras. Tu te vides de ton sang. Et je suis la seule personne au monde qui puisse t'amener à l'hôpital à temps. »

Ceci étant posé, Frank Miller ne va pas non plus faire une promotion de la violence totalement décomplexée : on est tout de même dans une BD se voulant avoir une dimension philosophique, il faut donc s'interroger un minimum sur le moment où elle cesse d'être légitime. Et les admirateurs de Batman adoptent un tel puritanisme qu'ils finissent finalement par desservir leur cause. Jusqu'à ce que Batman les prenne en main… et montre qu'un héros ne sert pas qu'à la baston.
La misère sociale n'est pas totalement occultée : Bruce Wayne refuse de s'en prendre au menu fretin qui n'a choisi l'illégalité que pour survivre à la pauvreté (on trouve d'ailleurs quelques belles pages bien que complètement désespérées sur la misère sociale, dont notamment une qui m'a fortement ému). Les femmes ne sont pas non plus en retrait, avec quelques figures très déterminées… dont le nouveau Robin, et d'autres illustrant des réalités plus tristes (comme Catwoman). Miller condamne également les racistes et les homophobes par différents personnages secondaires, trop stupides pour donner envie d'être comme eux ; au final, le discours reste suffisamment nuancé pour qu'on accouche de l'oeuvre d'un conservateur autoritaire plutôt que d'un facho pur jus.

Bon, bon, bon…

Par contre, la production récente de l'auteur ne s'encombre pas de toutes ces subtilités. Miller était militariste et patriote dans TDKR, soit ; mais cela l'a peu à peu amené à devenir xénophobe, notamment envers le Moyen-Orient. Parmi ses récents faits d'armes, il a notamment incorporé Greta Thunberg au sein des méchants de l'univers DC sur la dernière planche de sa courte BD The Golden Child. le comble étant qu'il l'a réalisée pour lutter contre les dérives populistes…
Niveau dessin, on a définitivement basculé dans l'auto-caricature. L'autre jour, durant mon pèlerinage hebdomadaire à l'excellentissime librairie de bandes dessinées L'étrange rendez-vous, je tombe sur Terreur sainte, son brûlot post-11 septembre. Et les persos sont… comment dire ? des bites sur pattes qui se marravent de la façon la plus bourrine possible.
Enfin, quitte à râler, touchons un mot de DC, dont la politique est incompréhensible pour le néophyte. Double-Face retrouve un visage normal dans TDKR, mais aussi dans Silence. Bon, la maison a fait des reboots, toussa toussa, mais Miller continue de sortir des suites à son Dark Knight ! Donc, qu'est-ce qui est canon et qu'est-ce qui ne l'est pas ?

Conclusion

Bref, The Dark Knight Returns est un classique de la BD étasunienne, à lire ne serait-ce que pour son intérêt historique. de mon côté, j'y ai trouvé ce que j'attendais d'une aventure de Batman, bien qu'au départ j'aie eu toutes les peines du monde à m'y accrocher. Si on met de côté le fond idéologique douteux de l'auteur, on découvre un récit intelligent et rythmé qui n'a eu de cesse de nourrir les imaginaires. Il paraît qu'on en a sorti un dessin animé très cool, qu'il faudra bien que je regarde un jour, car après tout, c'est pour ma culture…
Lien : https://cestpourmaculture.wo..
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