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Critique de berni_29


Je me souviens d'une émission de radio il y a un peu plus d'un an où le comédien Jean-Louis Trintignant évoquait son retour sur scène à quatre-vingt-huit ans, dans un spectacle consacré à quelques poètes qu'il aime : Jacques Prévert, Robert Desnos, Guillaume Apollinaire et un certain Gaston Miron, poète québécois, dont il fit l'éloge. D'ailleurs il indiquait clore le spectacle par l'un de ses poèmes en le dédiant à sa fille Marie, La marche à l'amour, qui figure dans le recueil dont je veux vous parler ici, L'homme rapaillé...
Quelques vers de ce poème ont suffi à me bousculer et m'emporter dans une déferlante de mots écorchés et éblouis dont il est difficile de ressortir sans être touché au cœur :
« tu viendras tout ensoleillée d'existence
la bouche envahie par la fraîcheur des herbes
le corps mûri par les jardins oubliés
où tes seins sont devenus des envoûtements
tu te lèves, tu es l'aube dans mes bras
où tu changes comme les saisons
je te prendrai marcheur d'un pays d'haleine
à bout de misères et à bout de démesures
je veux te faire aimer la vie notre vie
t'aimer fou de racines à feuilles et grave
de jour en jour à travers nuits et gués
de moellons nos vertus silencieuses
je finirai bien par te rencontrer quelque part
bon dieu!
et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
par le mince regard qui me reste au fond du froid
j'affirme ô mon amour que tu existes
je corrige notre vie »
C'est ainsi que j'ai fait connaissance avec ce poète québécois mort en 1996. La poésie de Gaston Miron me donne envie de respirer des espaces oubliés, de les emplir de mes rêves, de mes gestes, de mes respirations... Elle apaise autant qu'elle tourmente. Pourtant j'y suis entré comme il est possible d'avancer sur une plage bretonne en hiver en faisant face à la bourrasque, presque à contre-courant, être giflé par le vent. Chaque pas gagné sur le littoral affronte la violence, devient une ivresse, fouettant le visage, les bras, le sang et laissant monter dans le corps une étonnante douceur, quelque chose qui fait du bien, qui apaise malgré la mer déchaînée tout autour...
Gaston Miron est un poète québécois militant pour sa langue de toujours, pour son pays, pour sa terre, la terre de Québec, poète de la résistance et des mots en danger qui sont emportés dans la tourmente américaine, oublieuse...
Au détour de chaque vers, les neiges sont au rendez-vous, les neiges d'un Québec libre, les montagnes sont natales, la mémoire fait mal et le futur aussi.
J'ai aimé ce poète qui s'insurge, poète en combat, poète insoumis, disloqué, Gaston Miron a mal à son cœur, a mal dans les mots de son pays, ces mots qui nous sont souvent inconnus et qu'il égrène au hasard de ce recueil...
D'ailleurs le mot « rapaillé » est une expression québécoise qui signifie : " fragmenté, éparpillé, dont on rassemble et réagence les morceaux ".
Chant d'un poète rebelle qui dit un pays en fragments, pourtant ce n'est en aucune façon un chant patriotique ou du moins je n'ai pas lu ainsi ce recueil.
Mais surtout j'ai aimé ce poète qui aime... C'est un chant d'amour, un chant immense, le chant d'un homme fracturé, démuni, terriblement aimant.
Ici les insurrections amoureuses ressemblent à des forces telluriques, souterraines, abyssales.
Je me suis penché dans le vertige de ces vers où les brûlures sont éblouissantes, où l'être aimé devient une aube, où ses bras deviennent les digues d'un port.
Le paysage tend une passerelle entre le bord intime des corps et l'espace infini de l'âme. Il nous faut alors appareiller en terre inconnue, marcher vers des gares, le long de la voie des trains fantômes, à l'endroit même où nous avons peut-être perdu notre enfance. Est-ce vraiment une terre inconnue, ces mots qui sentent l'humus, cet endroit où les chagrins ressemblent à des rafales de pluie, où les vivants côtoient les morts, ce pays de transgressions... ?
L'homme rapaillé, c'est la poésie des contrastes, l'alliance des contraires, poésie des oxymores et des tangages.
Entre murmures et tornades, entre l'intime et le paysage, les mots de Gaston Miron deviennent amoureux et charnels.
Les vers de L'homme rapaillé sont lyriques, même dans les chuchotements ; ils deviennent doux, même dans l'impatience et la démesure des abimes.
La neige tourmentée de Gaston Miron, emportant les digues et les toits des villages de son enfance, ramène toujours à l'intime des corps et des cœurs, aux amours disparues, aux bras amoureux que l'on tend désespérément entre deux rives :
« je sais que tout amour
sera retourné comme un jardin détruit
qu'importe je serai toujours si je suis seul
cet homme de lisière à bramer ton nom
éperdument malheureux parmi les pluies de trèfles
mon amour ô ma plainte
de merle-chat dans la nuit buissonneuse
ô fou feu froid de la neige
beau sexe léger ô ma neige
mon amour d'éclairs lapidée
morte
dans le froid des plus lointaines flammes ».
Je trouve ces vers éblouissants et la rencontre avec ce poète comme un cadeau unique.
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