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Critique de Agneslitdansonlit


"Et le brouillard , le brouillard humide et blanc qui tisse de nouveau sa toile entre les arbres et enveloppe tout: la haie, le toit des maisons, les hommes , les pensées des hommes, et les souvenirs des femmes, les souvenirs de bruyères et d'ajoncs sur le terrain communal."(P.162)

Avant toute chose, "Le temps qu'il fait à Middenshot" est un roman atypique, qui compte autant par le fond et les propos abordés, que par l'ambiance étrange et le style d'écriture qui surprend, déconcerte, et interroge forcément.
La couverture de ces éditions du Typhon , superbe illustration cotonneuse d'un paysage mangé par le brouillard, aux décors naïfs, reflète parfaitement l'ambivalence du roman, oscillant entre roman noir et roman gothique.

Mais mon intérêt pour ce livre reposait principalement sur l'auteur, Edgar Mittelholzer (1909-1965), qui m'intriguait. Né en Guyane Britannique, il fut confronté au racisme et aux injustices de classe qui régnaient dans cette colonie. Enfant métis d'une famille qui se voulait blanche, il subit le rejet de ce père blanc qui n'accepte pas la couleur de peau prononcée de son fils. Dédaigné par les siens, brimé lors de son intégration dans l'armée, l'écriture devient refuge.
En Angleterre, il tentera de vivre de ses talents d'écrivain mais, personnalité tourmentée et rongée par la dépression, il se suicidera en 1965.

Sa biographie importe si l'on veut saisir l'étrangeté inquiétante du roman. Car Edgar Mittelholzer excelle à instiller cette atmosphère menaçante tout en introduisant des éléments loufoques et en soulevant des questions majeures, créant un récit complètement décalé.
Il traite de sujets graves sur un ton comique, voire grotesque, nous poussant sans arrêt à nous interroger pour remettre certains propos en perspective. le décalage nous interpelle, comme si on visionnait un documentaire sur la montée du nazisme, doublé par la musique de générique de Laurel et Hardy !

Mittelholzer joue avec différents styles littéraires et structure son récit en trois parties très dissemblables, répondant à trois éléments météorologiques : le vent, le brouillard et la neige.
Autant dire que le genre adopté pour aborder la période de brouillard va se révéler brumeux !

• le contexte des paysages tourmentés par les éléments climatiques sert donc d'écrin aux affres des personnages.
À commencer par le foyer des Jarrow, gangrené par la démence du père, Herbert, persuadé que son épouse, Agnès, est décédée (alors que parfaitement en chair et en os à ses côtés sous le même toit !), laquelle lui apparaît lors de séances de spiritisme (et pour cause puisqu'elle est bien vivante !) consenties par leur fille, Grace, qui endure au quotidien le comportement délirant de son paternel... Aux premiers abords, ce personnage un peu dérangé nous fait sourire car sa folie inoffensive est presque touchante, lui qui passe à côté de sa bien-aimée sans la remarquer mais cherche à tout prix à la retrouver par le biais du spiritisme. Ce décalage constant et la résignation bienveillante de la mère et de la fille prêtent à sourire, ... jusqu'à ce que l'ambiance s'épaississe et s'embrume, lorsqu'apparaît un mystérieux personnage, le "Grand exécuteur", échappé de l'asile de Broadmoore, et dont la dangerosité fait écho à la folie jusqu'alors inoffensive de Mr Jarrow...
Entre aussi en scène le voisin, Mr Holme, ancien militaire, qui n'aimerait rien d'autre que de se rapprocher de Grace, malgré leur trop grande retenue à tous deux. Mais ce serait sans compter sur Hyacinthe, la bonne énergique de Mr Holme, pétrie de désir pour son employeur... La touche finale de burlesque est portée par la présence de deux détectives, façon Dupont et Dupont, venus enquêter sur les meurtres commis sur la lande.

La violence qui va soudain se répandre à Middenshot met en exergue les désirs réprimés, les envies refoulées des protagonistes. C'est un peu comme un signal électrique qui va ouvrir de nombreuses portes jusqu'alors restées fermées, et délivrer des pulsions : de vie, de désir mais aussi de violence et de mort.

• Outre son côté décalé et parodique, il ne faut pas s'y tromper : "Le temps qu'il fait à Middenshot" traite de sujets philosophiques et sociétaux, notamment la violence, la façon dont nos sociétés se construisent dessus et la tolèrent ou l'érigent presque en valeur, le rapport que chacun entretient avec cette dernière, la façon de la prévenir mais aussi de la punir.
Mittelholzer a non seulement vécu des brimades personnelles mais il fut aussi témoin de la seconde guerre mondiale, le roman est donc empreint de tous ces stygmates, toutes ces formes de violences:

✓ La violence comme réponse à une agression: le "Grand exécuteur" (l'échappé de l'asile) souligne le caractère fort et belliqueux des Allemands et la façon bien trop magnanime dont les vainqueurs ont traité ce peuple: "Il fallait traiter les Allemands comme des esclaves vaincus", "Ils nous méprisent et nous haïssent parce que nous les avons traités avec douceur"(P. 192). Il fustige le clémence des vainqueurs qu'il assimile à de la faiblesse:
"Liberté de parole, liberté de pensée, soit ; mais pas à nos ennemis. [...] Qu'on les écrase au contraire avant qu'ils ne nous écrasent. Eux ils récusent toute sentimentalité. Eux, ils ne sont pas pacifistes. Eux, ils sont armés jusqu'aux dents. [...] Quand ils seront au pouvoir, ils ne verseront pas de larmes d'attendrissement sur l'humanité [...] Dans leur pays, a-t-on le droit de parler librement ?"(P. 197)

✓ La violence comme valeur sociétale et éducative : Hyacinthe, la bonne de Mr.Holme, estime que les délinquants et les meurtriers doivent être exécutés, puisqu'on n'hésite pas à supprimer les nuisibles (rats et autres indésirables), il suffirait de procéder de la sorte avec les individus nuisant à la société !
C'est d'ailleurs un leitmotiv quasi obsessionnel chez plusieurs personnages:
- "Nous n'arriverons jamais à créer une civilisation satisfaisante si nous ne nous décidons pas à établir un système implacable, libéré de tout entrave sentimentale, permettant de débarrasser le genre humain de tous les individus dangereux : assassins, voleurs, adeptes de la violence, maniaques sexuels, lunatiques du crime." (P.221)
Sacrée vision du monde...

À aucun moment, l'auteur n'évoque la structure même de nos sociétés et le choix de leurs valeurs comme génératrices de cette violence (par exemple, des études d'autres formes de sociétés plus tribales montrent une violence réduite et rare)

✓ La violence de l'institution, qui par sa lâcheté, se cachant derrière de beaux discours humanistes, laisse faire: est régulièrement mise en exergue la mollesse d'une société peu ou pas répressive, la tolérance coupable qui laisse impunis les crimes et "encouragerait presque le passage à l'acte du délinquant". L'auteur pointe ainsi la lâcheté de nos sociétés face à l'avènement du fascisme et du nazisme.
Désignant toujours la violence institutionnelle, l'auteur ne s'arrête pas en si bon chemin et dénonce l'hypocrisie d'un système qui refuse aux patients en grande souffrance le droit à mourir dignement.

Nul doute que Mittelholzer, ayant vécu dans sa chair rejet et humiliation, ayant subi lui-même l'ostracisme et le racisme, n'a pu que réfléchir aux réponses à apporter à toutes ces formes de violences. Il me semble que ses personnages servent à dénoncer un monde qui se reconstruit, après le chaos de la seconde guerre mondiale, en n'ayant absolument retenu aucune des leçons de ce conflit !!
Il livre de façon ironique, à travers un roman noir et décalé, une réflexion puissante sur la société, l'éducation, les origines du "mal", et les valeurs philosophiques/morales (ou immorales) à privilégier dans une société.
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