Dans la tête d'un indic à la solde de la gestapo française.
Le début est assez confus et malsain. le narrateur, un jeune homme de vingt ans, nous convie à la petite sauterie d'un groupe de personnages qui se complaisent dans l'opulence, s'extasient de boire du cognac qu'on ne trouve plus qu'à 100 000 francs le quart de litre, et fument des anglaises à 20 000 francs le paquet. Ça s'amuse, ça danse, ça batifole pendant que les hurlements d'un homme montent du sous-sol dans l'indifférence générale. On sait juste qu'un coup de filet se prépare grâce aux informations que doit fournir le narrateur. Ça y est, nous sommes entrés dans la ronde… mais quelle ronde ?
Une avalanche d'informations nous dégringole dessus de manière décousue. Et puis, nous comprenons, pensons comprendre…
Il y un magnifique passage, vertigineux, à peu près au tiers du roman, que je trouve emblématique de l'atmosphère de ce roman. Je le mets en texte masqué, il est assez long. Pour ceux qui en ont le courage :
« L'un des frères Chapochnikoff — mais combien sont-ils au juste ? — se tient debout au milieu de la pièce, un violon contre la joue. Il s'éclaircit la gorge, puis se met à chanter d'une très belle voix de basse :
Nur
Nicht
Aus Liebe weinen…
Les autres marquent la cadence en battant des mains. L'archet racle très lentement les cordes, accélère le va-et-vient, accélère encore… La musique est de plus en plus rapide.
Aus Liebe…
Des cercles lumineux s'agrandissent comme lorsqu'on jette une pierre dans l'eau. Ils ont commencé à tourner au pied du violoniste et atteignent maintenant les murs du salon.
Es gibl auf
Erden…
Le chanteur s'essouffle, on dirait qu'il va suffoquer après avoir jeté un dernier cri. L'archet court sur les cordes, à une vitesse accrue. Pourront-ils suivre longtemps la cadence avec leurs battements de mains ?
Auf dieser Welt…
Le salon tourne maintenant, tourne et, seul, le violoniste reste immobile.
nicht nur den Hainen
Quand vous étiez enfant, vous aviez toujours peur dans ces manèges qui vont de plus en plus vite et qu'on appelle des chenilles. Souvenez-vous…
Es gibt so viele…
Vous poussiez des hurlements, mais cela ne servait à rien, la chenille continuait de tourner.
Es gibt so viele…
Vous teniez absolument à monter dans ces chenilles. Pourquoi ?
Ich lüge auch…
Ils se lèvent en battant des mains… le salon tourne, tourne, et l'on dirait même qu'il s'incline. Ils vont perdre l'équilibre, les vases de fleurs s'écraseront au sol. le violoniste chante d'une voix précipitée.
Ich lüge auch
Vous poussiez des hurlements mais cela ne servait à rien. Personne ne pouvait vous entendre dans le vacarme de la foire.
Es muss ja Lüge sein…
Le visage du lieutenant. Dix, vingt autres visages qu'on n'a pas le temps de reconnaître. le salon tourne beaucoup trop vite, comme autrefois la chenille « Sirocco » à Luna Park.
den mir gewählt…
Au bout de cinq minutes, elle tournait si vite qu'on ne distinguait plus les visages de ceux qui restaient sur la piste, à regarder.
Heute dir gehören…
Et pourtant, quelquefois, on happait au passage un nez, une main, un éclat de rire, des dents ou deux yeux grands ouverts. Les yeux bleu-noir du lieutenant. Dix, vingt autres visages. Ceux dont on a indiqué les adresses tout à l'heure et qui vont se faire arrêter dans la nuit. Heureusement, ils défilent très vite, au rythme de la musique et on n'a pas le temps de faire l'addition de leurs traits.
und Liebe schwören…
Sa voix se précipite encore, il se cramponne à son violon avec l'expression hagarde d'un naufragé…
Ich liebe jeden
Les autres battent, battent, battent des mains, leurs joues se gonflent, leurs yeux sont fous, ils vont certainement tous mourir d'apoplexie…
Ich luge auch…
Le visage du lieutenant. Dix, vingt autres visages dont on distingue maintenant les traits. Ils vont se faire arrêter tout à l'heure. On dirait qu'ils vous demandent des comptes. Pendant quelques minutes, on ne regrette pas du tout d'avoir donné les adresses. Face à ces héros qui vous scrutent de leur regard clair, on serait même tenté de crier bien haut sa qualité de mouchard. Mais peu à peu le vernis de leur visage s'écaille, ils perdent de leur arrogance et la belle certitude qui les illuminait s'éteint comme une bougie que l'on souffle. Une larme glisse sur la joue de l'un d'eux. Un autre penche la tête et vous lance un regard triste. Un autre vous fixe avec stupeur, comme s'il ne s'attendait pas à ça de votre part…
Als ihr bleicher Leib im Wasser…
Leurs visages tournent, tournent très lentement. Au passage, ils vous murmurent de doux reproches. Puis, à mesure qu'ils tournent, leurs traits se contractent, ils ne font même plus attention à vous, leurs yeux et leurs bouches expriment une peur affreuse. Ils pensent certainement au sort qui les attend. Ils sont redevenus ces enfants qui, dans le noir, appelaient maman au secours…
Von den Büchern in die grösseren Flüsse…
Vous vous souvenez de toutes les gentillesses qu'ils ont eues pour vous. L'un d'eux vous lisait les lettres de sa fiancée.
Als ihr bleicher Leib im Wasser…
Un autre portait des chaussures de cuir noir. Un autre connaissait le nom de toutes les étoiles. le REMORDS. Ces visages n'en finiront pas de tourner et, désormais, vous dormirez mal. Mais une phrase du lieutenant vous revient à la mémoire : « Les types de mon réseau sont gonflés à bloc. Ils mourront, s'il le faut, sans desserrer les dents. » Alors tant mieux. de nouveau leurs visages se durcissent. Les yeux bleu-noir du lieutenant. Dix, vingt autres regards chargés de mépris. Puisqu'ils veulent crever en beauté, qu'ils crèvent !
Im Flussen mit Bielen has…
Il s'est tu. Il a posé son violon contre la cheminée. Les autres se calment peu à peu. Une sorte de langueur les prend. Ils se vautrent sur le sofa et les fauteuils. — Vous êtes tout pâle, mon enfant, murmure le Khédive. Ne vous laissez pas impressionner. le coup de filet se fera très proprement. »
Oui, c'est une ronde, une ronde sombre, glauque, dérangeante ; une représentation hallucinée et angoissée de l'époque de l'occupation, à l'instar d'un mauvais rêve dont les impressions s'agrippent, s'enflent, se répètent, et tournent, tournent, tournent, sans relâche, telle une ronde de nuit, balayées par intermittence d'un faisceau de lumière, ponctuées de déambulation dans un Paris occupé et de souvenirs d'avant-guerre. le temps y est également déformé, dédoublé.
A mon avis c'est typiquement le genre de livre sans demi-mesure : soit on aime, soit on déteste. Ce n'est pas une lecture plaisante à proprement parlé. Elle est déroutante, dérangeante mais elle est fascinante. Et comme les réminiscences d'un rêve, elle est sujette à interprétation. La personnalité et les motivations du jeune narrateur sont ambigües, se dévoilent par petits bouts, se contredisent parfois. Un garçon dont on disait qu'il aurait un bel avenir, un garçon qui promettait. Mais comme il le souligne lui-même : qui promettait quoi ?
Patrick Modiano fouille ce que la conscience à d'ombres et de replis dans une atmosphère psychédélique à travers un personnage ordinaire, lucide sur lui-même, bien qu'il aurait sans doute voulu être autre, un personnage qui nous emprisonne dans ses pensées. Je vous laisse découvrir.