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Critique de clesbibliofeel


Voici un récit bien compliqué à commenter tellement ce journal du voyage effectué par Montaigne est riche mais difficile à faire partager pour des non-initiés un peu pressés.

On a dans ce récit un monument : à la fois un album photo de cette époque, les sentiments d'un philosophe très curieux de ce qu'il découvre, le détail de ses ennuis de santé au jour le jour, un brouillon avec des éléments qui seront ajoutés aux célèbres et avant-gardistes « Essais ».

Ce voyage en Italie, par la Suisse et l'Allemagne, s'est déroulé sur une longue période de septembre 1580 à novembre 1581. Ce n'est pas un tour du monde, tel qu'il se pratique presque couramment aujourd'hui. Là il part avec sa petite troupe, à cheval. Les chemins ne sont pas bien bons. Pour l'époque c'est un sacré voyage !

Ce n'est pas un livre grand public, c'est certain, et ce ne sera jamais un « best-seller », ni un « feel-good »... Je me moque mais gentiment !
Pensez donc :
• Un manuscrit retrouvé par l'abbé Prunis en 1770 lors d'une visite au château Montaigne deux siècles après la mort du philosophe, dont il manque les premières pages, non destiné à la publication car il décrit les impressions d'un touriste et surtout d'un curiste (Montaigne souffrait de calculs rénaux, la maladie de la pierre appelée alors la gravelle, et comptait se soigner dans les nombreuses stations thermales des pays traversés).
• Ce manuscrit découvert donc fortuitement dans un coffre – c'est digne de l'introduction d'une rédaction d'élève ou d'un roman facile – fut égaré par la suite. Déchiffré et imprimé par Querlon en 1774, puis réédité par Lautrey en 1906 à partir des copies de Querlon – le manuscrit restant introuvable.
• Une édition moderne, celle relatée ici, établie à la faveur de la découverte récente d'une copie partielle du journal effectuée par Leydet, un collaborateur de l'abbé Prunis, environ le tiers du texte, permettant de corriger des erreurs de retranscription.
• Une première partie écrite par un secrétaire dont on ne sait même pas s'il était supervisé par Montaigne. Plutôt bien écrit et ce regard de biais sur notre grand homme n'est pas dénué d'intérêt.
• Une seconde partie reprise par le maître après le départ du secrétaire qui était chargé également de l'organisation (bagages, logements, chevaux). On est déjà à la page 208... Celui qui le souhaite peut tout à fait commencer à cette page. « Ayant donné congé à celui de mes gens qui conduisait cette belle besogne, et la voyant si bien avancée, quelque incommodité que ce me soit, il faut que je la continue moi-même. »
• Une dernière partie que Montaigne décide d'écrire en italien (très approximatif semble-t-il, avec des tournures « bien à lui » quelle que soit la langue utilisée – il n'a appris dans son enfance que le latin !). La traduction du texte italien commence page 279 et à volontairement été réalisée en français moderne, ce qui en facilite la lecture. Rien n'empêche de rejoindre nos touristes à cette page. J'ai vraiment apprécié certaines tournures originales. En voici un exemple : « La plupart des villes de Savoie ont un ruisseau qui les lave par le milieu... »

Il suffit de regarder les critiques sur le site « babelio » pour comprendre que cela a dû « gaver » pas mal de lecteurs et leur donner envie de passer à autre chose de plus digeste car il faut entre autres accepter de se reporter fréquemment aux 67 pages de notes – une mine d'informations – en fin de texte !
Cela m'a donné à réfléchir : tout comme des explications sont bienvenues pour comprendre certaines oeuvres d'art contemporain, un travail d'approche est nécessaire pour espérer apprécier un document aussi ancien et particulier.

On voyage à cheval, dans des chemins avec la nature intacte et les champs cultivés, avec des animaux nombreux, souvent au menu des repas. Lièvres, cailles et toutes sortes d'oiseaux passent dans les assiettes : « il y a encore tant d'étourneaux que vous en avez un pour deux liards. »
Ce n'est pas le coronavirus qui fait la une de l'actualité mais la peste. Malgré tout la vie est belle pour les voyageurs avec des artistes égayant leur séjour, la poésie étant alors à l'honneur : « Il se trouve quasi à toutes les hôtelleries des rimeurs qui font sur-le-champ des rimes accommodées aux assistants. Les instruments sont en toutes les boutiques, jusques aux ravaudeurs des carrefours des rues. »

On a des descriptions bien intéressantes, ainsi il dit de Turin : « C'est une petite ville, située en un lieu fort aquatique, qui n'est pas trop bien bâtie ni fort agréable, quoiqu'elle soit traversée par un ruisseau qui en emporte les immondices. » Bonjour les odeurs !

Montaigne découvre la doccia (la douche) dont il n'est bien entendu pas habitué : « Il y a ici de quoi boire et aussi de quoi se baigner. Un bain couvert, voûté et assez obscur, large comme la moitié de ma salle de Montaigne. Il y a aussi certain égout qu'ils nomment la doccia : ce sont des tuyaux par lesquels on reçoit l'eau chaude en diverses parties du corps et notamment à la tête, par des canaux qui descendent sur vous sans cesse et vous viennent battre la partie, l'échauffent, et puis l'eau se reçoit par un canal de bois, comme celui des buandières, le long duquel elle s'écoule. »

On apprend que « les gens du pays (Italie) ne sont pas, à beaucoup près, aussi carnassiers que nous », les français aisés mangeant trop. Que les chambres ont « défaut de contrevents et de vitres » et « leurs lits, ce sont de méchants tréteaux sur lesquels ils jettent des ais, selon la longueur et largeur du lit ; là-dessus une paillasse, un matelas, et vous voilà logé très bien, si vous avez un pavillon. » Les ais sont des planches de bois et le pavillon, le drap. Autant de tournures et de mots que je trouve chargés d'histoire et de poésie.
Le récit du bal de paysannes qu'il donne, en y dansant pour ne pas paraître trop réservé et en faisant distribuer des présents aux dames, est assez fameux ! On aimerait tant y assister assis dans un coin de la salle afin de voir ce qu'il décrit si bien : « C'est véritablement un spectacle agréable et rare pour nous autres français de voir des paysannes si gentilles, mises comme des dames, danser aussi bien, et le disputer aux meilleures danseuses, si ce n'est qu'elles dansent autrement. »

L'avidité de découverte des coutumes étrangères, des gens rencontrés quelle que soit leur condition est caractéristique de la personnalité de Montaigne. Il s'intéresse aussi aux vins et suppose même qu'ils ne sont pas pour rien dans ses maux de tête : « Il me vient dans l'idée que ces douleurs étaient causées par ces vins doux et fumeux du pays, parce que la première fois que la migraine me reprit, tout échauffé que j'étais déjà, tant par le voyage que par la saison, j'avais bu grande quantité de trebbiano, mais si doux qu'il n'étanchait pas la soif. »
Et quand il a mal aux dents, il court à la pharmacie du coin pour se faire prescrire un médicament puissant : « j'envoyai chercher la nuit même un apothicaire qui me donna de l'eau-de-vie pour tenir du côté où je souffrais le plus, ce qui me soulagea beaucoup. »

Il reçoit le 7 septembre 1581 une lettre de Bordeaux lui apprenant qu'il est élu maire de la ville, lettre écrite le 2 août soit plus d'un mois avant. Il ne sera de retour que le 30 novembre. Il s'est quand même écoulé 4 mois ! Autre temps autre rythme de vie...

Ce texte exhumé miraculeusement du passé – en cette fin de la Renaissance, si riche artistiquement, se construit par exemple le château de Chambord et une multitude d'églises, de monuments – est un document inouï car Montaigne semble un homme moderne égaré dans une autre époque... Pour ma part je referme ce livre remplit de toutes ces images de voyages dans des contrées où nul ne pourra jamais aller qu'en littérature, seule à même de franchir le mur du temps.
Montaigne ! Quel personnage !
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