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Critique de Siladola


Dans La Storia, le talent d'Elsa Morante s'épanouit au long d'une narration dépouillée qui conte le destin d'une famille "monoparentale", comme on dirait aujourd'hui : une mère et ses deux enfants, l'aîné successivement membre des jeunesses fascistes, partisan et trafiquant, le second, tout jeune enfant, fruit d'un viol commis par un soldat nazi. La mère, italienne, institutrice à Rome, est à demi-juive par son ascendance maternelle, mais sa judéité l'obsède dans le contexte de l'occupation allemande et de l'adoption des lois racistes après la fuite de Mussolini et le gouvernement direct de l'Italie occupée par le Reich. Ida fréquente le ghetto, où elle accouche, jusqu'à la déportation à Auschwitz des Juifs de Rome . Elle revient ensuite, hantée, sur les lieux déserts de ces crimes. La petite famille, ayant perdu son logement sous les bombes, connaît le sort des exilés dans la banlieue romaine. La masure qui les accueille est habitée par des réfugiés hauts en couleurs, originaires de la capitale ou de Naples, où les Alliés ont débarqué, et un étudiant mystérieux dont on suivra le parcours sous les malédictions qui le poursuivent. Après la guerre, Ida reprend son métier d'enseignante et tente d'élever le petit dernier au milieu des privations. La figure de la mère prend des dimensions singulières dans ce roman où Elsa Morante met évidemment beaucoup d'elle-même. N'ayant pas eu d'enfants, comme le disait Chateaubriand de lui-même, ses ouvrages sont sa seule postérité. Le cadet "Useppe" s'incarne sous sa plume entre conte de fées et humour enfantin. Avec la chienne Bella, un nouveau personnage s'anime d'une existence attachante. Les animaux, sauvages ou domestiques, sont d'ailleurs des protagonistes à part entière de la Storia : oiseaux, chats, chevaux, mulets. Leurs ébats, leurs interventions contribuent à tirer le récit du côté de la poésie. La romancière ne réussit jamais mieux que ces scènes d'innocence, où la nature se montre parcimonieusement dans la campagne romaine. le texte est moins fluide lorsqu'il s'agit de l'Histoire. Le projet de mêler politique et narration, à la manière des grands romanciers russes, paraît moins séduisant : les scènes de guerre ou de résistance, par essence sinistres, semblent un peu lourdes, trop abondantes, voire convenues. L'insertion en tête de chaque chapitre d'un résumé journalistique des événements de l'année ne suffit pas à hisser l'oeuvre au niveau réaliste d'un Bertolt Brecht. C'est l'esprit de l'époque, et l'engagement communiste de Morante, aux côtés de son époux Alberto Moravia, imposait sans doute de tels développements. L'auteur elle-même n'est pas entièrement convaincue, si l'on en croit les divers passages philosophico-religieux qui parsèment le livre. Il reste la poignante évocation des épreuves d'une famille, et la magie du conteur de l'enfance enchantée.

Aracoeli commence assez mal, comme un roman ordinaire des années quatre-vingts avec ses passages obligés et ses conventions, sur le modèle éculé du retour aux origines, avec un voyage aérien de Rome vers l'Andalousie et les pérégrinations alcoolisées d'un anti-héros que Morante présente comme plus ou moins homosexuel et victime d'une adoration trop forte pour sa mère. Je dois dire que j'ai failli lâcher le livre à la troisième escale dans un cabaret de village, ennuyé par les descriptions de personnages secondaires indifférents. Et puis, c'est le miracle morantien. La romancière âgée (c'est son dernier opus, elle publie le roman dans sa soixante-dixième année, deux ans avant sa mort) retrouve son chant si émouvant, célébrant une fois encore - une dernière fois - l'amour maternel, modèle et matrice de tout amour terrestre. Cet amour maternel si torturé puisque, chez Morante, il ne saurait s'agir que de l'amour pour la mère, nécessairement déçu, et non de l'amour de sa mère, qui lui manque à jamais (voir Mensonge et Sortilège). Curieusement, à la manière proustienne, cette recherche de l'enfance perdue se travestit : le narrateur, inverti donc, est un homme, qui retrouve progressivement les souvenirs du garçonnet, et même de l'enfançon qu'il fut (sa mémoire remonte jusqu'au berceau, voire à la gestation). Le travesti est double : non seulement l'écrivain change de sexe avec le personnage du narrateur, mais la mère adulée tout au long de son oeuvre, sous des figures diverses, devient l'objet d'un sacrilège que je ne saurais dévoiler ici. Méprisée, haïe, souffrante, Aracoeli parachève sans doute la catharsis intime de Morante. Dans cet ultime roman, son style éblouissant, sa foisonnante inventivité touchent à l'essentiel : une mystique sans Dieu, une métaphysique du sensible - tandis que les péripéties s'organisent progressivement selon une trame épurée. Le long finale envoûte le lecteur comme une fugue ou un choral obsédant, et les lenteurs agaçantes, les clichés romanesques du début paraissent rétrospectivement une sorte de prologue, paliers successifs et nécessaires d'un envol qui transcende le propos initial. Aracoeli couronne effectivement l'oeuvre d'une femme de lettres qui a sublimé son drame personnel dans ses livres.
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