Toute sa vie, il avait été persuadé de savoir ce qu'il deviendrait. Maintenant, il savait seulement d'où il venait. Un trou noir et béant s'ouvrait devant lui. Comment pouvait-on vivre sans savoir pourquoi ?
Le chauve leva les yeux au ciel et se frotta le menton.
- Vous savez comment c'est ici. A Rome, les nouvelles fusent de chaque fontaine et les murs sont encore plus bavards que des lavandières
Depuis que Jules lui avait donné carte blanche pour la décoration de la fresque, il était comme une bougie qui brûle par les deux bouts. Les artistes passaient des heures penchés sur la table à dessin dans le jardin du Vatican, à discuter les idées de Michel-Ange, à évoquer les problèmes de la voûte et les motifs les plus appropriés pour être représentés en raccourci perspectif et donner l'impression à l'observateur d'être sous un plafond plat. Et, chaque fois que l'on s'était mis d'accord pour un motif ou un personnage pour l'une des ogives, on pouvait sûr que le lendemain Michel-Ange arriverait avec une nouvelle idée qui remplacerait tout ce qui avait précédé.
La voix de Jules gronda comme le tonnerre sous la voûte.
- Ne me parlez pas comme un élève insoumis, Buonarroti ! Bramante est en train de construire l’église la plus importante de la chrétienté !
- Et moi je suis en train de créer la fresque la plus importante de la chrétienté. Et avec deux assistants, pas deux mille.
Ce fut la dernière goutte qui fit déborder la coupe de Jules.
- J’exige de la voir !
- La fresque ?
- Quoi d’autre ?
- Saint-Père. Je ne peux autoriser quiconque à part moi et mes assistants à voir la fresque à ce stade.
- Vous m’interdisez de jeter un coup d’œil sur “mon” œuvre ?
- Quand la fresque sera suffisamment avancée pour pouvoir être vue, vous serez le premier à le faire, je peux vous l’assurer. Et avec tout le respect que je vous dois - Michel-Ange esquissa une inclinaison -, il s’agit de “mon” œuvre.
- C’est mon église !
- C’est l’église de Dieu.
- C’est moi qui en dispose !
- Mais c’est ma fresque.
- Pour laquelle je vous ai payé.
- Pour laquelle vous me paierez quand elle sera finie.
La canne de Jules frappa à nouveau les dalles.
- Alors je refuse de poursuivre cette conversation avec vous !
- Alors cessez.
- Vous avez déjà reçu de moi mille ducats.
- Vous parlez de l’argent avec lequel de pauvres pécheurs ont cru racheter leur fautes.
- Qui sera utilisé pour le bien et pour la gloire de Dieu, et que vous avez reçu de moi !
Michel-Ange joignit les mains et parla sur un ton qui renforça l’offense :
- Pour la somme que j’ai reçue, vous avez déjà pu voir les bandes orales et les pendentifs.
C’en fut top pour Jules, qui fit tourbillonner sa canne en l’air avant de l’abattre vigoureusement.
Mon cher Buonarreti, conclut Jules, je compte sur vous pour que dans trois semaine le calme soit revenu afin que la Vierge Marie puisse monter au ciel sans être dérangée.
Le pape Jules passerait peut-être sur beaucoup de choses s'il s'enthousiasmait pour l'idée. Mais pas Giovanni Rafanelli qui occupe en ce moment l'office de "maître du Sacré palais". Pour ce père dominicain même Jésus était un païen.
N'est-ce pas de la folie ? poursuivit Michel-Ange. Je me nourris de ce qui me détruit.
Jules se redressa:
- Y a-t-il une seule chose que vous ne contredirez pas?
Michel-Ange laissa passer un moment.
- Saint Père, dit-il, Est-ce votre désir que la chapelle des papes soit décorée à l'avenir par une fresque qui n'a pas sa pareille au monde?
- Quelle question! Bien sûr que c'est ce que je désire!
- Et bien ça, je ne le contredirai pas.
La canne de Jules frappa les dalles.
Voilà Rome. La ville qui se nourrit de son passé et qui souffre de son présent.