On devrait nourrir une immense affection pour ceux qui n'écrivent pas de poèmes, qui lisent ceux des autres, ne discutent pas d'abord la technique, ne fendent pas les mots en quatre : semblables en cela aux vrais amateurs de cinéma, ceux qui dans les ciné-clubs ne restent jamais pour la discussion, mais qui se lèvent sans un mot dès la dernère séquence, avec des gestes ralentis, un peu perdus ; et qui s'en vont, presque recueilis,parce qu'ils emportent quelque chose de fragile et d'irremplaçable, dont on ne peut pas parler, surtout pas de suite : leur propre émotion.
818 - [p. 7]
Paysanne du Vercors, de Gabriel Cousin
La pièce de terre est si pentue que la moisson se fait à la faucille, à genoux, poignée par poignée.
Aujourd'hui la femme est allée briser les mottes des sillons bruns. La fatigue l'a prise là, comme un amant impétueux.
Et sur la pente, face au vide, dans le seul bruit du torrent tout en bas, elle dort.
Elle dort à même sa terre trop coriace pour être abandonnée, trop dure pour être vendue, trop pénible pour être oubliée.
Elle dort sous le regard des faces nord encore gelées dans l'odeur d'étable, de silex et de sueur, au milieu de ses jupons, comme une bête humaine.
Elle dort sous l'écriture des réacteurs qui là-haut incisent la glace du ciel, gravant leurs sillons blancs.
819 - [p. 30]
CHANSON DE L’ABSENCE
Je cherche autour de moi le doux fantôme de l’amitié.
Qu’est-il advenu de mes compagnons ?
Le fleuve de la vie est maintenant sombre. Le sang
coule des branches du rosier. Que raconte la brise du
printemps ?
Des milliers de roses fleurissent et pas un chant d’oiseau.
Qu’est-il advenu du rossignol ?
Où donc est la chaleur du soleil, et le travail des nuages
et de la pluie ?
L’amour ne touche plus son luth. Cette harpe est-elle
brisée ?
Personne ne connaît plus l’ivresse ? Qu’est-il advenu
des buveurs ?
La balle de la grâce et de la générosité divine est
retombée sur le sol et personne n’apparaît sur le champ.
Qu’est-il advenu des cavaliers ?
O Hafiz, nul ne sait les secrets de Dieu. Pourquoi
demandes-tu ce qui se passe dans le tourbillon du
temps ?
//HAFIZ.
(Traduction Ch. Devillers, édit. H. Piazza)
L'AMOUREUSE
Aussi mystérieuse en sa blancheur qu'une bête en son
pelage, elle attend l'effrayant plaisir. La douceur de ses
seins ne la protège plus.
Pour qu'il ne regarde que ses yeux elle les fait
radieux, suppliant qu'elle ne soit pas une vision tenue à
bout de hanches.
Elle a tant fait pour être présente et que le malheur
soit comblé… Elle se renverse dans son double, d'un
bloc, comme une pelletée de terre dans un fossé.
La ville peut refermer son dos sur eux. Elle sortira
par les petits guichets du matin, la peau à vif couverte
jusqu'au menton.
(Inédit)
//Guy BELLAY, né 19/03/1932, mort le 26/09/2015
p.16
Prépare-toi : tu ne seras pas couvert du bon côté.
Les monstres se reconnaissent le temps venu à l'ab-
sence d'ombre sur leurs visages.
Comment pouvait-on n'y pas croire ?
Ils sont surprenants de taille, de logique, comme des
bâtons réfractés qui n'en finissent pas de sortir de l'eau.
Ce sont tes dissemblables. Ils inscrivent leurs lois sur
des feuilles de réquisition.
Ils s'applaudissent par millions.
Ils simplifie la vie.
(Inédit)
//Guy BELLAY, né 19/03/1932, mort le 26/09/2015
p.16