AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de JustAWord


La science-fiction est un genre bouillonnant, vivier infini d'imaginaires plus ou moins fous. Des imaginaires forgés bien souvent sur un monde pourtant bien réel. Ray Nayler en est l'exemple parfait.
Publié pour la première fois en France par la revue Bifrost et aujourd'hui traduit par Henry-Luc Planchat pour un sommaire conséquent composé par Ellen Herzfeld et Dominique Martel au sein de la Collection Quarante-Deux du Bélial', cet américain né au Québec a traversé le monde deux décennies durant. 
Russie, Kazakhstan, Afghanistan, Vietnam, Kosovo ou encore Tadjikistan, ce polyglotte bardé de diplômes a aussi bien servi au consulat américain d'Ho Chi Minh ville qu'au sein du Corps de la Paix au Turkmenistan. 
Une expérience pour le moins impressionnante qui semble lui avoir fourni un matériel fictionnel à la hauteur de son imagination. 
Au cours de quatorze nouvelles réunies dans ce Protectorats, Ray Nayler vous offre ce que la science-fiction moderne a de meilleur.
Rien que ça.

Le souvenir qui s'efface
Comme le dise si bien Ellen Herzfeld et Dominique Martel dans leur préface, Protectorats pourrait presque être qualifié de roman tant la cohérence thématique des idées de Ray Nayler et la vastitude de son univers partagé donne une impression d'unicité à l'ensemble.
Voilà qui devrait rassurer ceux qui ont d'ordinaire du mal à lire les recueils de nouvelles en se plaignant des trop grandes ruptures de ton qui existent entre les textes. Les autres, eux, goûteront d'autant plus le soin apporté à l'agencement méticuleux des nouvelles au menu. 
C'est avec « Mélopée pour Hazan » que s'ouvre Protectorats, un texte qui va jeter les bases de l'univers imaginé par l'américain dans lequel la technologie vient bouleverser le rapport de l'homme à L Histoire
Ici, c'est une scientifique que l'on qualifiera de « gentiment excentrique » qui devient le centre de l'attention de notre narrateur passif, Baris. 
Nayler imagine qu'un nouveau procédé permet de balancer l'esprit d'une personne dans le passé pour être témoin des évènements de l'Histoire. 
Une chose interdite pour les risques que cela entraîne… et pas seulement d'un point de vue éthique. Grâce au « linceul », Hazan visite certains des évènements historiques les plus sanglants de la Seconde Guerre Mondiale, enchâssée dans la pierre ou le pavé, devenant la témoin privilégiée de l'horreur et de la souffrance. Car Hazan a une obsession : revoir la Seconde Guerre Mondiale du point de vue de ceux qui sont tombés et qui n'ont donc jamais pu raconter leur version de l'Histoire. Les morts peuvent enfin avoir leur vérité. Tout comme Baris sera témoin de l'autodestruction d'Hazan, piégée dans cette spirale infernale autour de l'homme et de sa cruauté. 
Le texte met d'emblée en place ce qui intéresse le plus Nayler dans son oeuvre : la mémoire. Et plus précisément, notre capacité à user du souvenir et en quoi l'altération de celui-ci avec le temps va changer notre perception du présent et du futur. Pour cela, Nayler va investir un genre en parfaite adéquation avec ce pas de côté : l'uchronie. 

Repenser l'Histoire
En effet, la quasi-totalité des nouvelles de Protectorats se déroule dans un futur plus ou moins lointain où l'uchronie débute en 1938 quand les États-Unis découvrent une soucoupe volante. Dis ainsi, on pourrait penser que le procédé a de quoi saper le sérieux de l'entreprise. Mais il n'en est rien car la question n'est pas celle des Petits Gris mais de la technologie qu'ils ont laissé au passage, comme les visiteurs maladroits de Stalker. 
Grâce à ce pique-nique au bord du chemin, les autorités américaines profite d'une occasion en or pour effectuer un bon technologique impressionnant avec des armes à rayons, des terraplanes et autres dispositifs de mappage neuronal. 
Le résultat ? Une histoire complètement altérée que l'on découvre plus en profondeur dès la troisième nouvelle, « Père », que les lecteurs du Bifrost avaient déjà pu lire il y a quelques mois de cela. 
Dans ce superbe texte entre Ken Liu et Ray Bradbury, un gosse nous raconte comment un robot a pris la place de son père dans des États-Unis d'après-guerre où l'intolérance et la méfiance règnent à l'encontre de ces boîtes de métal, même quand elles viennent égayer la vie d'une famille d'ancien combattant. C'est la finesse du lien qui se tisse entre l'enfant et le robot, la beauté de cette relation qui consume le récit et la rage qui envahit le lecteur face à la cruauté du destin qui va venir couronner ce texte comme le premier joyau de Protectorats
Et des joyaux…il va y en avoir un tas !
Dans « Les Boucles de désintégration » et « Une fusée pour Dimitrios », on découvre plus avant l'uchronie de Ray Nayler et ses conséquences, de la poursuite de la Seconde Guerre mondiale entre les Alliés et la Russie en passant la l'hégémonie des États-Unis sur le monde. Tout a changé.
Ces deux nouvelles suivent les mésaventures de Sylvia Aldstatt, seule survivante des essais menés sur le dispositif extraterrestre appelé « Boucles » et qui permet de revivre certains instants d'un mort. 
Autant dire que l'OSS a de quoi vouloir garder jalousement cette technologie. Dans une ambiance rétro-futuriste mêlant espionnage, polar et science-fiction, Ray Nayler fait ce qu'il sait faire de mieux : triturer la mémoires et les souvenirs de ses personnages. Revisitant les charniers et les batailles, remettant en cause le bien et le mal, l'américain imagine une paix nouvelle en s'interrogeant sans tabou sur les guerres menées par le passé, envoyant des vrilles glacées dans l'esprit du lecteur. C'est fort, d'une maîtrise impressionnante et, surtout, cela convoque une poésie tout à fait inattendue, notamment avec le personnage de Dimitrios, ce criminel-victime qui rêvait d'Espace. 
Et ça tombe bien, puisque l'Espace sera la prochaine étape du voyage. 

Que les morts restent morts
Grâce au connectome et à tous les projets fulgurants autour du cortex humain et du transfert de conscience déjà entrevus dans la première nouvelles, les hommes ont ouverts les portes de l'espace lointain. 
Logique donc que Ray Nayler explore d'autres planètes hostiles et inquiétantes dans « Les Yeux de la Forêt » et « Sarcophage », enchaînant la moiteur de la jungle et le froid de la glace. Deux explorateurs, deux survivants, deux façons de concevoir le monde. Rien n'est vraiment ce qu'il paraît au premier abord chez Ray Nayler. Un prédateur peut n'être en réalité qu'un charognard, une bête dans le lointain un allié précieux pour la survie. Si le souvenir n'est pas fiable, la perception ne l'est pas non plus, toute liée qu'elle est aux standards humains et, surtout, Terriens. 
On retrouvera d'ailleurs ce thème central dans un des plus grand textes du recueil, « La Mort de la caserne de pompiers n°10 ». 
Mais n'allons pas trop vite en besogne car aux récits de survie en milieu hostile et de compréhension de l'autre succède un autre versant de l'univers imaginé par Ray Nayler : le transfert de conscience et les androïdes (que l'on avait déjà approché de loin avec « Père »). 
Dans « L'Hiver en Partage », deux agents s'aiment au sein du Protectorat d'Istanbul, l'un des terrain de jeu favori de l'auteur. Regina et Ilkay occupent tous deux des « vacants », des corps humains habités par d'autres esprits, comme un autre type de vaisseau qui n'a rien de spatial (ou presque). Encore une fois, l'histoire croise l'intolérance qui grossit comme une tumeur dans l'ombre de la rancoeur et de l'ignorance, la beauté d'un amour qui se fout des apparences, et puis L Histoire avec un grand H sur les rives du Bosphore. 
La mémoire continuera à jouer des tours pourtant, dans « Retour au Château Rouge »pour un voyageur de l'espace de retour sur une Terre où il semble ne plus connaître personne… sauf ce vieil androïde à la mémoire défaillante.
Mais parfois, l'oubli a du bon. Surtout devant l'horreur.
Reste alors à savoir si des actes indicibles doivent prendre le pas sur les belles choses, comme ces instants fugaces d'humanité partagés entre une petite fille et son tuteur. 
C'est l'heure des androïdes et de ce qui est humain et de ce qui ne l'est pas.

Es-tu humain ?
Le reste des nouvelles, du « Réparateur de moineaux » aux « Enfants d'Evrim » en passant par « La Pluie des jours », font intervenir des androïdes dans les rôles principaux. Des androïdes qui se demandent parfois s'ils rêvent de moutons électriques et s'ils sont uniques ou pas. 
Une copie est-elle une conscience à part entière ? 
Celui qui souffre mille douleurs pour maintenir la vie envers et contre tout est-il vraiment humain ? 
Ces robots qui sauvent des vies et mêmes les plus basiques parmi les leurs sont-ils doués d'humour et d'empathie ? 
Ray Nayler offre certaines des figures artificiels les plus émouvantes depuis longtemps.
« La Mort de la caserne de pompiers n° 10 » en sera l'apothéose. 
Un récit sans prétention à première vue qui imagine que dans ce monde où les intelligences artificielles sont partout, les bâtiments eux-mêmes ont des personnalités pour prendre soin des humains et du monde qui les entoure. 
Mais comment définit-on quelque chose qui est humain et quelque chose qu'il ne l'est pas ? Ou plutôt, comment définir ce qui a le droit de vivre et d'être considéré comme conscient ? Un être humain peut-il vraiment percevoir toutes les finesses des autres espèces ? 
Des corneilles sur les branches d'un arbre en passant par une IA de caserne amatrice de blagues un peu lourdes ? 
Le texte est un chef d'oeuvre, à la fois sur la réflexion qu'il mène et sa façon de présenter les choses, une leçon véritable d'écriture et d'humanité. condensé en une seule nouvelle. 
« Les Hirondelles de Papier » referme finalement ce recueil en dehors de cet univers partagé avec les conclusions d'une enquête à propos de mystérieux morts à travers le globe, animaux ou humains. En miroir de la première nouvelle, Nino et Harlan regardent une autre folie de l'humanité, qui n'est ni la guerre ni le passé mais l'aveuglement face à la destruction de la planète, retrouvant la fibre écologique qui tient tant à coeur à Nayler dans le réel. 
Ainsi, les forêts brûlent.
Que restera-t-il du souvenir de notre vieille Terre ? 
Que garderont en mémoire ceux qui nous regardent nous consumer ? 
C'est peut-être notre plus grand mensonge commun : de croire que L Histoire regarde ailleurs pendant que notre maison brûle. 

Protectorats marque la naissance d'un auteur de science-fiction incontournable. Ray Nayler sonde notre mémoire et nos souvenirs, opère au coeur de ce qui nous semble humain et de ce qui l'est sans que nous le sachions, voyage vers l'espace et l'ailleurs pour jouer avec nos perceptions limitées. C'est grand, redoutablement intelligent et simplement indispensable.
Lien : https://justaword.fr/protect..
Commenter  J’apprécie          290



Ont apprécié cette critique (29)voir plus




{* *}