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Critique de Ahenomartinusbarbus


Lire Nietzsche c'est pratiquer des étirements intellectuels : lorsqu'on se touche la pointe des pieds ou lorsqu'on tend nos bras au plus haut vers le ciel, nous savons que cette position n'est pas naturelle et qu'on ne la croisera pas, sur notre route dehors ; et même parfois cette position nous indispose. Mais se soumettre régulièrement à ces assouplissements nous aide à penser plus clairement, plus amplement, plus sainement, nos petites idées usuelles du quotidien, voire nous décoincer des scléroses du prêt-à-penser propre à chaque époque (Nietzsche insiste sur la qualité de probité du philosophe, « cela est-il honnête ? »).

Nietzsche c'est une histoire : ce n'est pas un système. Il vous tend sa philosophie (comme un miroir promené le long de sa route, sa galerie souterraine). Dans Aurore, il affute le style de ces pointes qui feront le charme des livres à venir, à savoir le final pirouettant et dansant qui conclue un aphorisme, ‘envoi' coup de fouet, donnant souvent le change de manière déroutante, car avec ce Janus, le ‘oui' suit le ‘non', la critique des autres celle de soi, et au-delà d'un pied sur l'autre.

Aurore précède le Gai Savoir, ce dernier (meilleure entrée à mon avis) faisant partie pour moi des quatre chevaux de tête avec Par-delà, Zarathoustra et, en chant du cygne pétaradant, Ecce Homo. Cependant, Aurore (aphorismes), avec le plus formel Généalogie de la Morale (dissertations) conservent leur force dissolvante, entre autres lorsqu'appliquée à un quelconque arbitraire (voir par ex. la lecture éclairante du rapport maître-esclave chez Deleuze). Après une première lecture qui m'avait plutôt déçue il y a 10 ans, j'ai relu Aurore 'contre' le temps qui la produite (approche couronnée par l'aphorisme 506). Et alors, combien Nietzsche reste actuel, par exemple si l'on remplace le christianisme par une autre religion, au sens strict, ou au sens large de croyance, mode de pensée, pensée à la mode, dogme. Ainsi, si l'attaque faite à « J'ai raison parce que c'est écrit » (aphorisme 84) était celle d'un européen s'adressant évidemment au christianisme mourant d'une Europe du XIX, elle peut se lire à l'aune de toutes les religions Du Livre, ou, plus prosaïquement, à celle de la masse fumante d'information déversée par nos médias et les réseaux sociaux.

Le christianisme dénoncé par Nietzsche est aujourd'hui un cadavre froid sur lequel seuls quelques penseurs fatigués ou pusillanimes, en mal de cause (perdue) ou qui galopent après un succès de scandale, décochent encore leurs flèches. Mais ce dieu-là est mort chez nous occidentaux, et pour tendre l'autre joue encore faudrait-il qu'il y ait une tête. Or, on ne lirait plus Nietzsche s'il n'avait été que le médicament de ce chapitre de notre histoire. Avec le dieu chrétien, Nietzsche serait mort & évacué, se serait purgé avec son mal. Si sa pensée reste vivante, c'est que d'autres tartuffes ont pris la place, d'autres préjugés et d'autres bigoteries.

Pour s'en convaincre, un exercice typiquement nietzschéen consiste à prendre n'importe quelle phrase de la doxa actuelle et d'en renverser un terme (ou une valeur) pour en révéler l'excès et l'absurde. Ces choses-là courent les rues et en tête de gondole de nos libraires-supermarchés, les évangiles du jour titrent (pure récupération marketing) sur le racisme, le fascisme, le féminisme ou le wokisme. Grand retour des « ismes » casqués et va-t-en guerre d'une société paranoïaque et qui se crispe, monnaie courante du XIXe et XXe siècles, où ils pullulaient déjà (darwinisme, marxisme, communisme, colonialisme, anarchisme, cubisme, structuralisme, surréalisme, ...). Ces « ismes » excluent, tranchent et idolâtrent l'esprit, et leur message implicite est (sic Historia), « tu es avec nous ou contre nous ». Or Nietzsche nous démontre que dans toute injonction, qu'elle soit pour ou contre, qu'elle semble bonne ou mauvaise, se dissimule des mensonges et des intentions cachées. Nietzsche aide à se secouer de ces tiques même si... « On peut tout leur donner : santé, nourriture, logement, divertissement, ils sont et restent malheureux et lunatiques » (aphorisme 262).
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