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Critique de karineln


« Antoine n'avait jamais trouvé le temps de faire le point : il attendait. Il attendait peut-être de découvrir qu'il était heureux…Rien ne l'avait intéressé particulièrement à lui-même, que de brefs accents fièvreux. Rien ne lui avait signalé les occasions où il était été un homme, jamais il ne s'était sérieusement demandé le sens de l'expression, être un homme. A peine avait-il connu le sens des mots de son milieu : être « quelqu'un ». Et après tout, entre quarante et cinquante ans, il avait été « quelqu'un », au sens où les bourgeois l'entendent (…). Comme cela lui avait été arraché, il s'apercevait brutalement que ce n'était rien, que c'était un succès qui ne comptait pas, un succès qui ne lui lassait rien. Il se sentait mis à nu et plus pauvre qu'il ne l'avait jamais été. »
Me voilà bien démunie au moment d'écrire un billet sur Antoine Bloyé. Nous finissons la troisième semaine de confinement en ce début de printemps 2020 et il semblerait qu'il nous en reste autant, peut-être plus. J'ai lu cet ouvrage lentement et je dois bien l'avouer laborieusement pendant cette période. Ma concentration mise à mal, diminuée, s'est lancée dans cette lecture comme dans une ascension laquelle a nécessité des étapes, des refuges, quelques rétropédalages pour redessiner la voie à suivre. Je ne me sentais pas à la hauteur du texte sous mes yeux et ce sentiment me poursuit aujourd'hui pour en dire quelque chose. Ma seule conviction partageable : c'est un très grand roman et l'écriture y est remarquable.
Nous faisons connaissance avec Antoine Bloyé sur son lit de mort, lors des heures lugubres de sa veillée, en présence de son épouse, son fils et des proches, connaissances qui défilent. Nous sommes dans les années 1930 en province. Ensuite la narration reprend la biographie de cet homme, de sa naissance à sa fin de vie dépressive. Antoine Bloyé n'est pas un héros, ni un salaud. Il est un homme de son temps, fils d'ouvrier issu du monde rural, bon élève à qui les études réussissent et ouvrent une voie meilleure, plus confortable que l'univers prolétaire dans lequel il a grandi. Il se mariera, aura deux enfants, dont une fille aînée qu'il aura la douleur de perdre après des années de maladie. Il prendra du galon, déménagera de promotion en pavillon plus bourgeois, louant un dévouement exemplaire à son métier, à son emploi, seul moteur de son quotidien.
C'est évidemment bien plus qu'une vie que nous découvrons au fil des pages. Au-delà d'un parcours ordinaire, c'est la peinture d'une France du début du siècle, des rouages d'une société à l'industrie toujours croissante et aux places sociales encore très inscrites et respectées comme telles. Cependant on oublie très vite le presque siècle qui nous sépare de cette période, seules les vieilles locomotives nous le souviennent, car la voix de Paul Nizan, oui sa voix, son ton, son écriture précise, limpide, percutante, incroyablement moderne dans une langue admirable, profonde, de celle qui vous font grandir – on y mesure chaque mot, chaque phrase nous embarque et pèse l'idée, le sentiment, l'ambivalence – la parole donc de Paul Nizan m'est apparue si contemporaine, si actuelle. Tout le long de cette lecture, je l'ai entendue, cette voix. Elle s'est imposée à moi comme la voix d'un jeune homme de son temps, notre temps. Sans en avoir l'air, sans jugement féroce, pointant la véracité des faits, leur enchaînement, la précision des détails dans la ronde de nos semblables, des scènes ordinaires aux plus dramatiques, des rituels qui nous rassemblent aux regroupements professionnels, il démontre (dénonce ?) la fadeur d'une existence toute tendue par le travail, par le chemin tracé de l'emploi, lequel en plus de nourrir un homme et sa famille ouvre la potentielle ascension, voie de la réussite, le croit-on. Antoine Bloyé s'y engage sans trop y réfléchir sinon poussé par une ambition première, simple : gagner un univers qui l'intéresse davantage et qui lui permettra, une fois la mécanique lancée, de le mener vers une vie plus aisée, et surtout bien établie à laquelle il n'aura jamais pensée, ni peut-être même rêvée. « Il faut gagner sa vie, il faut faire son travail, pensait-il, on lui avait toujours enseigné ces choses-là, comme des vérités que personne n'a pensé à mettre en question depuis que le monde tourne. Mais tout ce qu'il aurait pu atteindre lui coulait entre les doigts comme du sable de mer qu'on verse dans le désoeuvrement des vacances : tout son travail cachait le désoeuvrement essentiel. »
Tant qu'il se sentira utile et nécessaire, tant que sa fiabilité sera au service et à pied d'oeuvre, il marchera droit dans le défilé d'un présent aux lendemains sans surprise. Au surgissement d'une injustice qui jettera le doute sur la qualité de sa posture, puisque son équilibre tenait seul à son métier, Antoine commencera à vaciller et à ressentir un corps, une tête pensante et toute l'ambivalence de ses sentiments ravalés jusque là. « Antoine avait longtemps vécu à l'intérieur de ces fortifications élevées autour de lui, autour de ce bon mari, de ce bon travailleur, de tous ces bons « personnages » qu'il avait été, il avait longtemps pris part à la conspiration en faveur de la vie, de cette vie qui n'était pas la vie. Et voici : il révoquait la certitude en doute, il rejetait ces haies protectrices, ces boulevards dérisoires, ces farces solennelles : il n'y avait plus qu'un vertige intérieur, un tourbillon d'une puissance sans pitié, un gouffre marin qui tournait doucement au fond de sa poitrine et absorbait dans son mouvement aveugle toutes les apparences, toutes les assurances qui passaient à portée de son avide attraction. Toutes les eaux vont à la mer, toutes les épaves vont aux abîmes, - ces choses arrivaient parce qu'une des barrières qui lui avaient caché la mort, le néant, s'était abattue, la barrière sociale de l'orgueil, la barrière du métier, parce qu'il avait eu un jour un avertissement du côté du coeur, pour si peu… »
La malhonnêteté et l'ingratitude malgré son investissement sans faille, le mépris des dominants qui règnent sur le système le heurteront de plein fouet l'obligeant à faire retour sur ses choix ou non-choix, à s'interroger sur le désir, les plaisirs et les essentiels dont il s'était malgré lui dépourvu.
Paul Nizan interroge alors la place. La place sociale, la place nécessaire à se faire pour exister aux yeux des autres, la place à imposer pour survivre, celle qu'on se choisit ou qu'on nous prédestine. Cette question est éternelle et nous traverse tous dans la vie que nous tentons de construire ou poursuivre ou endurer….Antoine s'éprouve en traître à l'égard de son propre père et du monde ouvrier auquel il appartenait, car il est devenu un patron et a rejoint ceux qui commandent, ordonnent, régulent. Même s'il le fait loyalement, sans jamais démériter de son engagement, sans jamais compter ses heures auprès des hommes qu'il encadre, il n'appartient plus au groupe de ses origines, lequel s'il n'est pas aux pouvoirs semble avoir préservé les valeurs solidaires du partage et l'ancrage au réel. « La manifestation redescendit vers le Toulon. Antoine la regardait descendre en chantant : il était seul, les grévistes emportaient avec eux le secret de la puissance ; ces hommes sans importance emportaient loin de lui la force, l'amitié, l'espoir dont il était exclu. Ce soir-là, Antoine comprenait qu'il était un homme de la solitude, un homme sans communion. (…) Il détestait alors les ouvriers, parce qu'il les enviait en secret, parce qu'il savait au plus profond de lui-même qu'il y avait plus de vérité dans leur défaite que dans sa victoire de bourgeois. »
Est-ce utile de dire combien cette vision sur le travail dominant, conduisant les voeux, orientations, aliénant jusqu'à nos désirs, les rendant muets, puisque c'est ainsi que tout le monde vit pour nourrir un pays, une économie, le travail comme une servitude et espérer y trouver du mieux pour sécuriser….est-ce utile de dire combien ce livre parle de nous, de notre société, déjà, encore. Si les rites et codes semblent moins probants, moins ancrés et respectés entre les castes, la justice sociale toujours autant vulnérable reste menacée et le travail joue toujours le rôle trop pressant d'inscription au groupe ou de facteur d'exclusion, sans omettre carte d'identité parfois encore trop réductrice.
Paul Nizan à travers la vie ordinaire et le désarroi toujours singulier d'un homme, son introspection troublée, presque naïve et donc désespérée de tout ce temps perdu, nous bouscule, nous émeut, nous dérange aussi et témoigne de notre tentative consciente ou non, constante, courageuse et humble de créer un chemin, le sien, au mieux, au plus heureux, au moins malheureux…« Ce n'était plus de la mort corporelle qu'il avait peur, mais du visage informe de toute sa vie, de cette image vaine de lui-même, de cet être décapité qui marchait dans la cendre du temps à pas précipités, sans direction, sans repères. Il était ce décapité, personne ne s'était rendu compte qu'il avait tout le temps vécu sans tête. Comme les gens sont polis…personne ne lui avait jamais fait remarquer qu'il n'avait pas de tête…Il était trop tard, il avait tout le temps vécu sa mort. »
L'émotion réside dans ce retour au père, à qui Paul Nizan semble s'adresser avec ce personnage fictif ; et la filiation, laquelle il faut égaler, dépasser ou honorer, nous offre ou nous encombre toujours d'un héritage et d'origines impossibles à effacer. C'est un hommage authentique, sans flatterie ni idéalisation, la reconnaissance d'un homme par son fils, lui-même devenu homme gagné par la lucidité et l'âpreté de l'expérience. « Mais il n'est pas dans la coutume des hommes que les fils pénètrent toutes les pensées qui se forment dans la tête des pères comme de grosses bulles douloureuses, et les fils ne sont pas des juges sans passions. »
Ce roman est celui d'une prise de conscience, tardive ou non qu'importe ! Elle se fait rarement sans remous, sans souffrance, sans regrets peut-être. Antoine Bloyé, dès lors, nous relie à sa cause car le sens des choses, le destin que l'on s'écrit ou qui nous choit….Et le monde auquel on participe sans recul, par duplication, fatalité ou éducation, et qu'on oublie parfois d'observer, de penser, de parler…impossible de finir mes phrases, ces dimensions n'appellent que l'infini des points suspendus au mystère, et plus près de nous encore à la catastrophe qui nous incombe et qui nous oblige à prendre part, position dans la protection de notre planète et des institutions pour nous y réunir….
En ces temps de confinement, je n'aurai pas trouvé consolation dans l'histoire de cet homme. Mais la rencontre avec Paul Nizan, écrivain brillant, éternellement jeune et talentueux dans sa perception de ses contemporains et de l'universel commun, la découverte de sa langue ciselée, à aucun moment futile, exigeante et belle, furent d'un réel réconfort en ces jours troubles et une invitation, toujours à renouveler, d'un retour aux essentiels.
« Antoine n'avait pas de loisirs pour d'autres mouvements humains que les mouvements du travail. Comme tant d'hommes, il était mené par les exigences, les idées, les jugements du travail, il était absorbé par le métier. Point d'occasion de penser à soi, de méditer, de se connaître, de connaître le monde. (…) Pendant quatorze ou quinze ans, il n'y eut pas d'homme moins conscient de soi et de sa propre vie, moins averti du monde qu'Antoine Bloyé. Il vivait sans doute, qui ne vit pas ? Il suffit d'avoir un corps bien étanche pour imiter les attitudes de la vie. Il agissait, mais les ressorts de sa vie, les mobiles de son action n'étaient pas en lui. L'homme ne sera-t-il donc toujours qu'un fragment d'homme, aliéné, mutilé, étranger à lui-même ? »
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