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Critique de Creisifiction


Lors d'un entretien accordé en 2019, Jacky Ickx, vainqueur à six reprises du célèbre «24 heures du Mans» déclarait, à 74 ans, qu'au vu de tous les risques pris et de l'insouciance qui régnait à son époque sur le fameux circuit de la Sarthe, le seul exploit qu'il ait jamais véritablement accompli était «d'être toujours vivant».
Casse-cous hyperactifs, explorateurs intrépides, cascadeurs téméraires, sportifs de l'extrême, ou peut-être commun des mortels comme vous, ou moi (certainement), peu importe, nous aurions tous, semblerait-il, des souvenirs d'avoir, au moins une fois dans nos vies, frôlé plus ou moins l'irrémédiable...
A la liste des rendez-vous ratés avec la vie que nous avons, hélas aussi, tous eu un jour ou un autre à déplorer ou à remémorer tout simplement, petit sourire en coin, et résignés, -le coup de fil qu'on n'aura pas passé, le poste qu'on aura refusé sans trop réfléchir, la déclaration qu'on n'a pas adressée...-, ne faudrait-il pas rajouter celle de nos rendez-vous (heureusement) ratés avec la mort dont l'évocation nous laisse parfois tout aussi songeurs, voire parcourus par un léger frisson ou bien rapprochés passagèrement du coeur palpitant du mystère de notre finitude, somme toute indéterminée..?
Je m'amuse à marcher sur les bords faisant le tour de la piscine aux dimensions démesurées du club où je passe des vacances avec mes parents et ma soeur. Toujours parmi les plus grands de ma classe d'âge, à 8 ans je ne sais toujours pas nager. Il fait très chaud cet après-midi-là, il y a du monde partout, autour et dans l'eau, de petits cris de joie stridents percent l'air et les oreilles. Des hordes d'enfants et d'adolescents gambadent autour de moi, se chamaillent, plongent. Je suis tout à coup entraîné dans une course poursuite, je chancelle et tombe à l'eau. Je coule comme un plomb, une fois, deux fois, je remonte à la surface, et cela recommence, sans fin, très lentement et très vite à la fois. Personne ne semble se rendre compte de ce qui m'arrive, je me sens comme devenu invisible à cette multitude pourtant si proche, mes poumons se remplissent, je n'arrive pas à appeler au secours, à crier, de toute façon ça ne servirait à rien, personne ne m'entendrait : je vais mourir. Subitement, des bras me tirent, me traînent, me sortent de l'eau. Je suis vivant : «I am», moi aussi ! A moins de deux-cents kilomètres de là, à ce même instant, chez elle, ma grand-mère croit m'entendre l'appeler depuis le jardin. Interloquée, elle ouvre la porte pour constater qu'il n'y avait personne, ni dans la grande allée longeant la maison depuis le portail et l'entrée, ni dans le jardin derrière la maison sur lequel s'ouvrait la cuisine, où elle se trouvait à ce moment-là. le soir, quand ma mère l'appellera, elle lui fera tout de suite part de ce curieux évènement, et surtout de la mauvaise impression qu'il lui avait laissé ensuite, tout ceci avant même que maman ait le temps de lui raconter la mésaventure qui m'était arrivée, et le fait que dans l'après-midi j'avais failli me noyer.
L'auteure raconte un souvenir très proche du mien dans I AM, I AM, I AM. le contexte est certes tout à fait autre, quand en 1988 et âgée de 16 ans, lors d'une soirée d'été particulièrement caniculaire, Maggie O'Farrell, répondant impulsivement au défi ordalique lancé par un jeune de la bande d'adolescents avec laquelle elle avait l'habitude de traîner le soir, sautera sans réfléchir dans les eaux profondes et noires du port de la ville côtière où elle habitait à l'époque, frôlant elle aussi la mort par noyade. Néanmoins, les sensations qu'elle décrit, ces moments suspendus, hors temps, où l'on voit comme de l'extérieur, mi-incrédule, mi-abandonné à son sort, la mort se rapprocher impitoyablement, me ramènent tout droit à celles restées associées au souvenir de cet après-midi du jour qui aurait pu devenir celui de ma mort. Comme le précise l'auteure, «frôler la mort n'a rien d'unique, rien de particulier, ce genre d'expérience n'est pas rare ; tout le monde, je pense, l'a déjà vécu à un moment ou à un autre, peut-être même sans le savoir (...) Vous pouvez toujours essayer de les oublier, leur tourner le dos, les ignorer : que vous vouliez ou non, ils vous ont infiltré et se logeront en vous pour faire partie de ce que vous êtes ; comme une prothèse dans les artères ou des broches qui maintiennent un os cassé ».
I AM, I AM, I AM, dont le titre s'inspire des vers de la poétesse Sylvia Plath cités en exergue au livre («J'ai respiré profondément et j'ai écouté le vieux battement de mon coeur. Je suis, je suis, je suis») est un récit autobiographique composé de 17 chroniques relatant autant de rencontres diverses, à des époques différentes, avec la mort. Datés, mais ne suivant pas un ordre forcément chronologique, identifiés chacun graphiquement à un ou à plusieurs organes du corps impliqués, mis en danger de fait et/ou symboliquement par ces rendez-vous manqués avec la visiteuse, ces récits constituent à mon sens de savoureuses bouchées littéraires, petits bijoux par la justesse invariable de leur ton, par le talent narratif et débordant de sensibilité qui les traversent, par leur point de vue foncièrement personnel, à la fois résolument féminin et parfaitement universel. Ces chroniques autobiographiques peuvent être lues dans le désordre, envisagées comme une sorte de puzzle, marelle de la vie où les pas de l'auteure s'enchaînent la plupart du temps «à l'aveugle» et où, en l'occurrence, la case «Enfer» aura pu, à chaque fois, être évitée de justesse.
En piochant de la sorte, dans le calendrier de sa vie, ces éphémérides où justement cette dernière aurait pu définitivement cesser, entremêlant délicatement les fils du passé à ceux d'un avenir que certains de ces fâcheux incidents tissaient justement dans l'ombre, tout à fait ignorants de leur rôle futur et bienfaisant, réunissant dans un boléro infernal danger de mort et élan vital, investissant quelquefois ces domaines ineffables des anticipations intuitives, des rêves prémonitoires ou de ce qui ressemblerait à des interventions «deus ex-machina», voire encore (en ce qui me concerne en tout cas), ces zones énigmatiques de synchronicité temporelle où j'aurais peut-être navigué avec ma grand-mère, I AM, I AM, I AM invite progressivement le lecteur, en toute authenticité et dans une sincérité de ton renversantes, à une réflexion sur le miracle d'être vivant, et surtout sur la réappropriation de l'idée de la mort, sous ses différents aspects, comme un élément essentiel à l'épanouissement de notre élan vital, indispensable à la jouissance de pouvoir vivre le moment présent comme un don, par un soi qui résisterait malgré tout en entonnant : I am, I am, I am! Sans afficher de prétentions d'ordre ouvertement philosophique et/ou métaphysique, peu compatibles par ailleurs avec le format retenu pour ces récits pulsatiles, l'auteure nous livre un témoignage personnel original, incarné et libre, traduit en même temps dans un langage de grande qualité littéraire, à la fois mélancolique et jubilatoire, selon que, dans un va-et-vient imparable, les eaux de la mort continuent à lécher les bords de la vie, ou que le limon de cette dernière réussisse tout de même à féconder les territoires déjà conquis par celle-là.
I AM, I AM, I AM est une lecture qui m'a éveillé à des émotions directes et intenses, qui m'aura suscité des images et des représentations par moments tout à fait inouïes pour moi. C'est ainsi que je n'avais jamais lu auparavant, je crois, en tant que lecteur homme, quelque chose d'aussi dense et condensé, aussi percutant et touchant en la matière, comme « Bébé et système sanguin», récit autour de ce que peut être ressenti par une femme lors d'une fausse-couche, épisode vécu de surcroît par l'auteure sous la forme ici, de ce que le corps soignant appelle une «fausse fausse-couche», fausse-couche «silencieuse», dans la mesure où le foetus n'est curieusement pas expulsé, expérience paradoxale et extrême durant laquelle une femme, d'abord sans le savoir, ensuite en l'apprenant, mais néanmoins dans une totale incapacité de le réaliser concrètement, aura porté pendant quelque temps en elle, à l'intérieur de son corps, indissociablement liées, la vie et la mort.
Une très belle lecture au bout du compte, servie en plus par une traduction impeccable, une découverte personnelle que je recommanderais sans modération, et une auteure, enfin, vers laquelle je pense revenir très prochainement, peut-être et pourquoi pas, sur son dernier opus en date, Hamnet, qui semble recueillir, ici même et en ce moment, beaucoup d'avis favorables et un grand enthousiasme de la part de nombreux lecteurs avisés.


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