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Critique de Presence


Il s'agit d'une histoire complète parue en 2013. Elle peut être lue indépendamment des autres aventures de la League of extraordinary Gentlemen (en abrégé LoeG) ; elle gagne en signification en étant lue après l'histoire "Century". le scénario est d'Alan Moore, les dessins et les encrages de Kevin O'Neill, la mise en couleurs de Ben Dimagmaliw.

En 1925, dans le port de New York, Janni Dakkar et l'équipage du Nautilus dérobent les bagages et les affaires d'Ayesha (reine de Kôr) qui vient passer quelques jours dans le domaine de Charles Foster Kane. Ayant assisté à ce vol, Ayesha éventre son roi consort (Leo Vincey) qui est resté sans rien faire. Après ce forfait, Janni Dakkar se confie à Broad Arrow Jack : elle est lassée par ces actes de piraterie. Elle a décidé de suivre les traces de son père en se lançant dans une expédition sur le continent antarctique, en poussant plus loin que ne l'a fait son père. de son coté, Kane organise la récupération des biens d'Ayesha en engageant Frank Reade junior, et Jack Wright qui vont se lancer chacun de leur coté à la poursuite de Janni et son équipage sur le continent antarctique.

Le tome se termine avec un texte de 4 pages (un courte nouvelle) dans lequel Hildy Johnson, une échotière (à l'origine un personnage d'une comédie de Broadway de 1928), est invitée par Janni Dakkar à assister au mariage de Hira Dakkar & Armand Robur, pour écrire un article pour la presse people afin de faire connaître au monde l'union des maîtres de la mer (Nemo) et de l'air (Robur).

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Au premier niveau, cette histoire apparaît simple. Alan Moore a bâti son récit sur une course poursuite au travers de l'Antarctique, traversant des royaumes imaginaires, bizarres et inattendus, parfois un peu horrifiques; souvent sous-exploités. Ainsi la Mégapatagonie n'a droit qu'à 2 pages, sans plus d'explication. de même le passage dans les restes de cette civilisation des Grands Anciens évoque de nombreuses caractéristiques de cette civilisation qui ne débouche sur pas grand-chose. Moore fait clairement apparaître la motivation de Janni Drakkar (utiliser ses capacités à quelque chose de plus constructif, et dépasser les accomplissements de son père, faire mieux que lui). Mais le développement de son caractère ne va pas plus loin. Ses compagnons d'aventure succombent avant d'avoir acquis un semblant d'épaisseur, et avant que le lecteur ait pu s'y attacher. Leurs poursuivants disposent de caractéristiques encore plus minces. L'histoire présente assez de singularités pour retenir l'attention du lecteur et le tenir en haleine, mais prise à ce niveau elle semble assez superficielle. Kevin O' Neill compose des pages toujours aussi rigoureuses. Elles contiennent toutes les informations visuelles exigées par le scénario détaillé de Moore. Il est revenu à des proportions plus naturelles pour les personnages, tout en conservant de légères déformations ou exagérations qui confèrent un air étrange à chaque individu. Il réussit une double page magnifique dans sa majesté alliée à la dérision pour la Mégapatagonie. Les horreurs des Montagnes Hallucinées sont légèrement plus convenues, un peu décevantes par rapport à la capacité d'O' Neill à créer des horreurs tératogéniques irrémédiablement inconciliables avec l'anatomie humaine. Par contre, il s'amuse bien en transcrivant les paradoxes liés aux Montagnes de Fer ; il s'amuse encore plus avec ce pingouin albinos géant vêtu d'une veste et pris dans le rayon d'une lampe torche. le texte final est très savoureux en tant que pastiche de reportage d'un mariage princier. Et c'est tout.

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Comment ça, c'est tout ? Comme pour tous les autres tomes, la lecture de ces aventures de Nemo (deuxième génération) ne s'apprécie qu'à condition de jouer au jeu de reconnaître les références. Certaines sont faciles à identifier : She de H. Rider Haggard (Ayesha, reine de Kôr), Les aventures d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Allan Poe, Robur le conquérant de Jules Verne, Les montagnes hallucinées d'Howards Philips Lovecraft, ou encore Citizen Kane d'Orson Welles (étrange cavalière sur la luge marquée Rosebud). D'autres demandent un peu plus d'attention : le Faucon maltais posé sur une commode en face de la photographie de la luge. Et certaines deviennent vite agaçantes : qui sont ce Reade, ce Swyfte et ces montagnes de fer (Iron Mountains) ? Heureusement Jess Nevins est là pour guider le pauvre ignorant. En consultant son site, le lecteur apprend que le personnage de Frank Reade a été décliné sous 3 générations différentes, et a été le héros de plus de 180 romans courts entre 1879 et 1899. Il découvrira également le concept du thème "édisonade", mettant en valeur les progrès apportés par la science. Il pourra s'assurer qu'il a bien repéré la référence à Metropolis et à King Kong (version 1933). À partir de là la mention d'un livre écrit par un arabe dément devient évidente (Abdul al-Hazred), ainsi que l'évocation du Titanic. Juste pour le plaisir la Mégapatagonie fait référence à un ouvrage de Nicolas Edme Restif de la Bretonne, paru en 1781.

À condition d'accepter de se livrer à cet exercice de chasse à la référence, cette course-poursuite prend une autre dimension. le lecteur pourra rester un peu déçu par l'interprétation du court roman de Lovecraft (Les montagnes hallucinées) où Moore et O'Neill se livrent à un exercice un peu stérile qui n'apporte pas grand-chose à l'oeuvre originale (par comparaison à ce que Moore a pu faire dans Neonomicon). Pour les autres références, Alan Moore utilise le dispositif de la course-poursuite pour effectuer une comparaison entre les qualités de la littérature populaire du dix-neuvième siècle, et celles du début du vingtième. À la richesse de l'inventivité poétique et de la soif d'anticipation de la première, il oppose l'impérialisme colonialiste de la seconde. Janni Drakkar s'inscrit dans la soif de découvertes et de rencontres de Nemo : l'ouverture d'esprit à d'autres cultures, l'ambition de comprendre le monde, même si sa capacité à concevoir un projet exploratoire est très inférieure à celle de son père. Il reste des territoires à défricher, mais son projet s'avère un simple décalque des accomplissements de son père : elle souhaite juste aller plus loin. Or elle a bien du mal à dépasser lesdits accomplissements, alors qu'elle dispose d'une technologie plus performante. Les américains (Reade et Wright) à sa poursuite ont pour seule ambition de conquérir et d'asservir, d'imposer leur vision et leur mode de vie. Ils n'ont pas de goût à se confronter à d'autres cultures pour s'enrichir et évoluer ; ils se contentent d'imposer leur culture comme valeur universelle. À ce niveau, "Heart of ice" devient un métacommentaire autoréflexif sur les choix narratifs de Moore : il prend soin de rendre hommage à ses prédécesseurs, et ses oeuvres reflètent sa volonté de participer à une culture populaire (des comics d'aventure) intelligente, curieuse de s'aventurer dans des territoires inconnus.

À nouveau Moore développe sa vision d'une culture populaire de masse qui est de plus en plus décadente et paresseuse à ses yeux, cannibalisant les oeuvres du passé, pour les recycler, les abêtir, les transformer en simples marchandises, en étendant cette notion à l'état d'esprit d'une nation. À ce titre, les extraits du journal de Janni Dakkar dans les 2 avant dernières pages explicitent le propos de Moore : l'incapacité de la société moderne à se hisser au niveau des grandes réalisations des siècles précédents, toute entière dévolue au tout puissant divertissement. Toutefois, ce tome est nettement moins amer que "Century" et procure un plaisir premier degré plus agréable du fait de sa diversité et de son histoire plus directe. le lecteur est également autorisé à observer autour de lui et constater que Moore ne retient que les éléments à charge contre la société actuelle.
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