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Critique de Osmanthe


Mon premier sentiment à la lecture de cette histoire : qui accorderait la moindre crédibilité à un scénario pareil, dans le cadre d'un roman ? Comment peut-on imaginer qu'un soldat, mais avant tout un homme, « normalement constitué » mentalement et physiquement, puisse passer trente ans à survivre dans la jungle, qui plus est avec une détermination si absolue ?

C'est pourtant bien le récit autobiographique hallucinant que nous livre Hirô Onoda. Il faut sans doute replacer le contexte du Japon dans les années 1930 et jusqu'au début de cette incroyable aventure en 1944 pour tenter, un peu, de comprendre. Avant la seconde guerre mondiale, la façade asiatique du Pacifique est sous occupation japonaise, de l'est de la Chine à l'Indonésie. L'empire est au fait de sa puissance, agressive et conquérante. Elevé dans cette ambiance assez insouciante, le jeune Onoda débute sa carrière à dans la ville chinoise de Hankou, contrôlée par le Japon, dans une entreprise de négoce. Mais il est bientôt mobilisé dans le renseignement, l'espionnage. Puis lorsqu'après Pearl Harbour, ce Japon trop téméraire recule, il faut défendre coûte que coûte les territoires extérieurs en perdition. En 1944, les américains ont beaucoup repris, ils occupent notamment les Philippines…Onoda devenu sous-lieutenant est envoyé là-bas avec quelques hommes pour mener des actions de guérilla, notamment détruire une piste d'aéroport, avec l'ordre de se battre jusqu'au bout pour l'Empereur et ne jamais se suicider. Mais la situation est désespérée, les groupes de soldats japonais sont dispersés dans la jungle, le groupe qu'il commande se réduit très vite à trois hommes en plus de lui-même. C'est le début d'une vie de mobilité incessante et sans fin dans la forêt, plus ou moins à proximité des villages de l'île, à se cacher, chasser, et surtout croyant combattre un ennemi qui se manifeste surtout à travers des largages aériens de tracts…Et c'est là que cela devient ahurissant. Les jours, les mois, bientôt les années vont s'écouler, les bombes atomiques sont tombées sur la mère-patrie, le Japon est vaincu, le monde a radicalement changé, l'ennemi d'hier ne l'est plus, et on peut dire que les autorités japonaises ne ménagent pas leurs peines pour faire passer le message à ces naufragés qu'en fait leurs familles n'ont pas oubliés…Pourtant, il n'y a rien à faire, cette poignée d'irréductibles totalement dévouée au combat impérial s'est enfermée dans un déni jusqu'au-boutiste, une paranoïa hallucinante qui lui fait systématiquement prendre les messages pour des faux, des ruses de l'ennemi pour les piéger. Une faute d'orthographe ou une expression pas traditionnellement japonaise sur un tract, un inconnu sur une photo où pourtant figurent sans ambiguïté des membres de leur famille, et même des appels (bien réels) au porte-voix d'un frère ou d'une soeur : pièges !!! Pour le coup, ces hommes se sont confinés dans une bulle réfractaire, ils ne jurent que de lutter jusqu'à la mort pour le Japon, alors même que les ennemis sont pour l'essentiel invisibles. Pour l'essentiel, mais la nécessité de manger, de se déplacer occasionne sporadiquement des frictions avec les habitants philippins, des échanges armés interviennent parfois et les maintient dans l'idée fausse que l'ennemi est là, qu'ils sont traqués, mais même aussi que des soldats japonais ne sont pas loin. Même les largages de la presse en 1959 ne les convaincront pas que la guerre est finie, que le Japon vaincu s'est déjà profondément transformé : enfermés dans leurs convictions inébranlables, ils spéculent encore sur les nouvelles alliances militaires et les recompositions qui interviennent durant ce conflit qui ne leur semble pas terminé !

Hormis cette foi quasi mystique en un glorieux Japon impérial, c'est sans doute aussi le fait de ne pas être seuls qui font tenir ces hommes. Mais peu à peu, ils tombent. Akatsu, le plus faible mentalement et physiquement, les abandonne après quelques années, puis encore plus tard, Shimada est tué par balle. Durant ces années, ce qu'ils pensent être la propagande ennemie se poursuit (alors qu'on essaie en vain de leur faire entendre raison). Lorsque Kozuka est abattu à son tour à l'automne 1972, Hirô désormais seul va finir par réaliser que c'est bien sur frère qui l'appelle là-bas au loin…Nous sommes en février 1974, fin de partie.

Sur la forme, la première partie du récit se déploie comme un roman d'action, d'aventure, le rythme est enlevé, mais centré sur les aspects liés à la mission de l'équipe et de sa perception militaire et stratégique de la situation. Elle nous fournit aussi une mine d'informations historiques et géopolitiques de cette période dans la zone de domination nippone, grâce notamment à d'excellentes et non envahissantes notes de bas de page. Il n'y a pratiquement pas d'informations sur la manière dont ces hommes parviennent au quotidien à survivre dans la jungle (s'alimenter, dormir, se réchauffer et s'abriter, se laver…). Mais les pages centrales exposent subitement des illustrations concrètes des trucs de survie de la vie quotidienne construits par ces naufragés. C'est passionnant et ouvre la voie aux chapitres suivants, où l'on constate une belle inventivité, une organisation et un instinct de survie remarquable. Ils prouvent bien que ces hommes n'étaient pas fous, mais totalement conditionnés et enfermés dans une logique orientée. Ces aspects donnent corps au caractère de témoignage documentaire de ce récit.

La qualité littéraire intrinsèque m'a semblé honorable, dans une sobriété de style qui convient parfaitement à un récit autobiographique qui ne cherche pas à en mettre plein les yeux, l'auteur ne chantant pas sa propre gloire (sans avoir pour autant de véritables états d'âme, il n'est d'ailleurs pas évident qu'il se sente absolument un modèle de chef). Ce serait bien inutile, les faits bruts sont d'une rare éloquence, et accrédités par l'existence de plusieurs autres cas avérés de soldats japonais ayant pris la même voie, même si lui, peut-être parce qu'il a été le dernier sorti, a été très médiatisé au Japon.

Un livre assez formidable, dans lequel on regrettera à peine quelques coquilles d'édition, par-ci par-là, qui gagneraient à être corrigées si une édition de poche devait être publiée par la suite. Ce n'est toutefois pas de nature à remettre en question cette riche expérience de lecture.

Un grand merci au masse critique de babelio et à La manufacture de livres pour me l'avoir offerte !
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