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Critique de gerardmuller


Au plaisir de Dieu/Jean d'Ormesson de l'Académie Française
Cette chronique de la vie d'une vieille famille aristocratique française nous est conté par le cadet des petits enfants de Sosthène, le grand-père donc, né en 1856 et mort en 1951.
Ce grand-père, symbole de la tradition, est en fait le personnage central, celui autour de qui tout gravite, celui qui est de tout temps le chef, le centre de la famille et qui à travers les orages et les séductions, a tenu bon, comme un de ces vieux chênes parmi lesquels il aura vécu foudroyé et indestructible pendant près de cent ans. (1856-1951)
Dans un style magnifique digne De Chateaubriand , son idole à qui il fait penser, Jean d'Ormesson écrit des lignes riches d'un souffle, d'un rythme et d'une amplitude rares.
« Aussi loin que je regarde en arrière, mon enfance m'apparaît calme, heureuse, limpide, protégée, tout encombrée de ce que les miens y déposaient, jour après jour, de souvenirs toujours vivants et d'inquiétudes encore lointaines …Plessis-lez-Vaudreuil, avec sa table de pierre, m'apparaît dans le souvenir comme un havre, comme une île, comme un rocher de délices qu'auraient battu les flots, non de la mer, mais du temps. La vie dans le monde moderne était venue à bout, peu à peu, de la cohérence de la famille. »
Bien formaté par des siècles de domination et de mépris du peuple, le narrateur, au nom de sa famille, nous livre ses réflexions sur ce qui fut et ce qui est.
Les idées nouvelles font leur chemin parmi les hommes et ce cheminement suspect où des philosophes socialistes voient avec satisfaction un progrès de la conscience, au contraire angoisse les grandes familles qui devinent comme un forage souterrain, un lent travail de sape et de mines sous les cathédrales menacées de leur caste.
Au rythme des saisons comme à Combourg, le temps s'écoule et « nous entrions dans l'été comme dans une saison sans rivages, sans début et sans fin. Nous nous réfugiions coupés du monde, au sein de la famille. Nous quittions le temps qui passe et nous nous installions dans le temps qui dure…Le temps apportait avec lui tout ce qui nous détruisait et que nous redoutions : l'usure, l'avachissement, le changement, le déclin et l'oubli. Nous n'avions plus assez de force pour nous mettre à construire. Alors nous nous étions établis conservateurs de ce qu'avaient édifié jadis ceux dont nous gardions le souvenir à travers l'hostilité des révolutions et des siècles. »
Le goût et la passion de la lecture vont être inoculés à notre narrateur adolescent par un jeune précepteur merveilleusement cultivé :
« Un poison était entré dans nos veines. Nous avions besoin de notre drogue. Chaque ouvrage, chaque écrivain nous renvoyait à d'autres ouvrages et à d'autres écrivains. Un monde imaginaire s'édifiait autour de nous : une espèce de puzzle géant qui n'existait que sur papier et dont, par un paradoxe de bonheur ou de malheur, nous manquaient, au fur et à mesure que nous avancions dans le jeu, des pièces toujours plus nombreuses. »
Devenu adulte, il ne peut que constater l'évolution et les dégâts, et il est à présent convaincu que « la culture, un jour, exigera d'être sourd et l'intelligence de cesser de lire. »
Et curieusement il s'interroge sur l'avenir et le jugement des hommes à venir :
« Personne ne saura jamais si les gens étaient plus ou moins heureux sans voitures et sans télé, sans nouvelles, sans argent, sans besoins et sans ambitions, sans grandes espérances, mais sans illusions, sous le regard d'un Dieu qui leur disait de se taire, au sein d'un ordre immuable, dans l'absence du changement. »
Autour de lui, le bonheur se confond avec le progrès. Son avis comme celui d'un certain nombre de penseurs va à l'encontre de ce point de vue ; en effet « même ceux qui ne contestent pas les triomphes du progrès doutent maintenant avec violence de ses liens avec le bonheur. le bonheur de nos jours consiste pour beaucoup à fuir d'abord le progrès, et à le condamner. »
L'espoir était né mais fut vite déçu :
« le rôle formidable du socialisme a été de donner à la masse des hommes une espérance du bonheur. Que les fruits du socialisme, du communisme, du stalinisme, aient tenu la promesse des rêves, des espérances et des fleurs, c'est une autre question et dont la réponse est douteuse. Je me demande si les hommes n'ont pas été dans la situation de ces fiancés fous d'amour qui rêvent de leur avenir avec la femme qu'ils aiment. Jamais le mariage n'est aussi beau que les fiançailles. le socialisme aura constitué, pendant un siècle, les fiançailles de l'humanité avec le bonheur…L'extrême gauche, qui arrivait au pouvoir dans la Russie des Soviets, renonçait à la liberté puisqu'elle aspirait à la dictature au nom de valeurs tout aussi totalitaires et exclusives que l'étaient jadis les nôtres. Et nous, vaincus, réduits à la défensive, freinant de toutes nos forces la montée des croyances nouvelles, nous nous instaurions les défenseurs de la liberté individuelle qui devenait notre seul salut. Telles étaient les contradictions du monde moderne, et les nôtres. »
Il y avait l'ordre établi par une aristocratie dédaignant ceux sans particule et méprisant la République, et puis vint le changement avec l'amour du soleil, de la vitesse, de la nudité et la naissance du tourisme de masse.
Et c'est là que les grandes familles vont voir leurs liens séculaires se distendre au risque de se déchirer et se rompre. Les cousins du narrateur en sont l'exemple type : en cette période d'avant guerre où l'Europe se trouve divisée en fascistes et antifascistes, Philippe va adhérer aux idées les plus à droite et Claude à celles du parti communiste. Tous deux idéalistes convaincus vont se retrouver volontaires chacun dans son camp au cours de la guerre d'Espagne, sans se haïr pour autant.
Nous arrivons aux années précédant la guerre et pendant que le Front Populaire propose le bonheur et les loisirs aux Français, Hitler offre aux Allemands les bombardements en piqué et la percée des chars !
Plus tard, à la fin des hostilités, vont s'opposer par un destin cruel Pétain et De Gaulle.
« D'un côté, la terre natale, le sol, le bon sens paysan, le regard et les yeux, le réalisme, le passé, l'immédiat, l'obéissance et le oui : le maréchal, à Vichy. de l'autre, la mer, l'exil, l'aventure, la voix et l'oreille, la rêverie foudroyante, le futur, le pari, la révolte et le non : le général, à Londres. Une page extraordinaire s'ouvrait dans l'histoire de la France. Les deux principes élémentaires, où la mémoire obscure des hommes, dans quelques millénaires, verra la lutte mythique d'une épopée de légende dont les protagonistes, aux yeux des esprits forts, n'auront jamais existé, se combattaient à mort, se déchiraient, s'excommuniaient, se condamnaient mutuellement à la peine capitale, entrainant derrière eux des milliers et des milliers de partisans fanatiques qui avaient confié leur existence et leur honneur à l'un ou l'autre des deux chefs de guerre. »
Des lignes tout à fait magnifiques de ce récit qui se poursuit durant des pages sur ce thème tragique et dramatique du sens de la patrie et de la gloire ressenti de façon différente par deux hommes que des liens profonds unissaient cependant au sein de la caste militaire.
Le grand père du narrateur tout empreint d'une sagesse privilège de l'âge et d'un bon sens attaché au terroir, s'exprime sans détour pour dire qu'en cette période d'après guerre où tous les comptes se règlent, la justice ne se contente pas seulement d'être bafouée quand elle est faible, mais qu'elle cesse d'être juste quand elle devient forte.
Tout au long de ces belles pages que nous offre l'immense talent de Jean d'Ormesson, dont on ne peut que déguster la saveur des mots, est déroulée une chronique du temps qui passe avec un sentiment de fin d'un monde. Pour dramatiques que s'annoncent les jours à venir, l'humour et la tendresse ne désertent pas ces pages sublimes et nostalgiques.
Et plus grave :
« L'idée de destin, qui hante les hommes sous mille formes, j'imagine qu'elle provient de cette étrange coalition des forces de la destruction, de cette impossibilité d'arrêter ce qui roule sur les pentes de l'abîme… Il n'y a rien à faire contre l'usure, il n'y a rien à faire contre le temps. Nous nous étions appuyés sur lui pour édifier notre puissance : il se retournait contre nous en nous rejetant dans ce passé que nous avions tant aimé. Il reconstruisait ailleurs des théories nouvelles, des visions fulgurantes, des espérances admirables…Nous ne retrouverions plus jamais la saveur délicieuse mais perdue - délicieuse et perdue, délicieuse parce que perdue - des poires de Plessis – lez – Vaudreuil. »
Et puis le style, oui le style encore sous cette plume magique de poésie et de sensibilité :
« Je regardais les vieux arbres, la pièce d'eau au loin, les tilleuls, la table de pierre, tout ce paysage si familier et si calme qui s'étendait sous nos yeux depuis des siècles et des siècles. C'était l'heure où se faisait un grand silence, où les oiseaux se taisaient. On les voyait passer, sans un bruit, assez haut dans le ciel d'où les nuages s'écartaient. Nous étions liés à ces lignes si douces, à ces couleurs un peu fondues, à cette odeur incomparable qui montait jusqu'à moi. »
600 pages d'histoire familiale, contée avec humour, émotion et nostalgie par le narrateur, simple observateur qui dépeint la lutte de ce qui s'obstine à rester stable contre les fluctuations de la mode, du progrès et du temps, et le triomphe du temps sur l'éternité de sa caste. Tel une espèce de vigie qui regarde ce qui se passe et juge les personnages avec une tendresse de tous les instants et une grande humanité sachant bien que toutes les créations humaines sont de toutes façons éphémères.


À noter que le château de Plessis - lez - Vaudreuil existe vraiment. Construit en 980, son vrai nom est Château de Saint - Fargeau, situé dans l'Yonne. Il appartint aux Boisgelin, ancêtres maternels monarchistes et réactionnaires de Jean d'Ormesson. C'est là que Jean d'Ormesson passait les étés avec ses parents et il s'en inspira pour écrire ce récit.
Il n'est pas douteux que certains traits du récit sont autobiographiques avec certes un décalage dans les dates, l'auteur n'étant pas né la même année (1904) que le narrateur.
La bonne idée aussi est d'avoir précédé le récit d'un indispensable arbre généalogique qui permet de situer les nombreux personnages.
Enfin reconnaissons à Jean d'Ormesson un immense talent de conteur en plus d'être un homme de grande culture classique. Un livre à lire et relire, même en ouvrant les pages au hasard.
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