AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Nastasia-B


1984 vient d'être retraduit par les éditions Gallimard, déjà détentrices de la précédente traduction datant de 1950, c'est-à-dire, réalisée aussitôt après la publication de l'original en 1949. Certes, toutes les traductions vieillissent mais celle-ci n'était peut-être pas des plus scandaleuses, contrairement à celle, par exemple, de Walden qui, elle, sent très très fort la naphtaline chez le même éditeur.

Non, la raison profonde de cette nouvelle traduction n'est certainement pas tant la volonté de proposer aux lecteurs francophones quelque chose de fantastiquement plus fidèle mais bien le fait que l'an prochain, en 2019, le texte tombera dans le domaine public, si bien que l'on pouvait s'attendre de la part de la concurrence à une avalanche de nouvelles traductions. Ceci n'aura donc probablement pas lieu car Gallimard a souhaité leur couper l'herbe sous le pied : c'est de bonne guerre (même si de guerre, personnellement, je n'en connais aucune de bonne).

Pour le reste, franchement, si vous avez lu l'ancienne traduction, vous ne serez pas déstabilisés par la nouvelle et il n'est pas forcément vital d'aller vous jeter sur elle : basculement du passé dans la narration au présent, quelques néologismes d'Orwell traduits différemment (ainsi novlangue devient néoparler, angsoc devient sociang, l'Océania devient l'Océanie, et quelques autres du même tonneau mais franchement, pour moi, à deux ou trois nuances près, c'est vraiment du kif-kif bourricot).

Pour beaucoup d'autres, les choix de la première traductrice ont été reconduits, notamment le fameux Big Brother (à l'époque, en 1950, c'était osé de maintenir l'anglais plutôt que Grand Frère, de nos jours, cela paraît naturel).

Heureusement, novtraduction ou obsoltraduction, l'important était, reste et demeurera l'oeuvre de George Orwell en elle-même. Ce livre interpelle forcément car la question centrale concerne le pouvoir, la façon de l'infliger au peuple via, notamment, une falsification systématique de l'information et la façon de modeler les consciences pour le faire accepter.

Or, partout et de tout temps (et pour encore longtemps, je crois), il n'est pas dans l'intérêt des gouvernants de dire TOUTE la vérité. Dit autrement, tous les gouvernants, actuels ou passés, d'ici ou d'ailleurs, mentent ou ont menti et, je le crains, mentiront.

Alors il y a les bons gros mensonges, clairs, nets, précis, comme ceux débités par l'équipe de George W. Bush pour justifier d'une intervention militaire en Irak en 2003 ou, en France, l'annonce de l'arrêt du nuage radioactif de Tchernobyl pile sur la frontière allemande (exemples classiques parmi tant d'autres) et puis ceux, plus subtils, qui ne sont pas à proprement parler des mensonges mais qui consistent en des choix judicieux dans les informations que l'on laisse ou non filtrer, tel fait divers non relayé, tel autre martelé et monté en épingle parce qu'il va dans le sens du vent de ceux qui possèdent les chaînes d'information.

Il y a aussi les informations exactes mais présentées de façon à faire entendre tout autre chose que ce qu'elles disent vraiment. le champion toute catégorie dans ce domaine était très certainement l'Austro-américain Edward Bernays qui a carrément théorisé là-dessus et inventé le conseil en communication, appellation, vous en conviendrez, nettement plus avouable que l'ancienne, qu'on nommait tout simplement propagande.

C'est comme ça que sont nées les fameuses " frappes chirurgicales " de nos bien-aimés missiles qui ne pètent plus jamais dans la gueule des populations civiles innocentes mais qui dans 100 % des cas frappent chirurgicalement uniquement des terroristes, des sortes de missiles renifleurs, si vous préférez, qui détectent rien qu'à l'odeur dans leurs fantastiques petits cerveaux d'acier qui sont les terroristes et qui sont les innocents. Bref, nos gentils missiles ne font plus de victimes, ni de morts, ils éliminent des terroristes. Si un enfant de six ans se trouve volatilisé dans la manoeuvre, que voulez-vous, il n'avait qu'à pas pousser parmi les terroristes après tout. D'ailleurs, ça devait en être un lui aussi, à tous les coups…

Cela donne aussi des trucs dans le genre : « 60 % des médecins fument les cigarettes X » et un joli slogan du style : « X, les cigarettes préférées des médecins ». Alors cela peut vous faire rire mais allez donc voir dans les livres d'histoire proposés encore aujourd'hui aux enfants en ce qui concerne le XIXème siècle, par exemple. La période 1815-1848 ? À peine nommée. le second Empire ? Jamais entendu parler. La montée en puissance des banques et leur main-mise sur l'économie mondiale ? Connais pas.

En revanche, la République, la grande, la belle, celle qui ne fait que des choses propres, que des choses bien pour tout le monde et partout dans le monde, celle-là, bien qu'elle n'ait occupé qu'un tiers du siècle, vous en entendrez parler en long et en large. La Révolution industrielle ? Formidable ! Ah ! le progrès, mes chers enfants, le progrès… Quoi ? des patrons qui s'en mettaient plein les fouilles et qui maintenaient leurs salariés en esclavage ? Mouais bon, à la rigueur y a peut-être eu deux ou trois petits trucs par-ci par-là, mais c'était franchement mieux quand même pour le peuple que sous la monarchie, soyez-en sûrs.

Donc, oui, il y a quelque chose de profondément, de viscéralement prophétique dans ce roman et même si, à l'heure actuelle, ce n'est peut-être plus tant des gouvernements (quoique) que des grandes multinationales de l'internet et de la téléphonie qu'il faille craindre une surveillance acharnée, on sent bien qu'il met le doigt sur quelque chose de chaud, l'ami Orwell : la manipulation de nos vies par un espionnage de tous les instants.

Que ce soient les gouvernements ou les grandes entreprises (ce qui, de toute façon, revient au même), il est important de bien réécrire l'histoire (ex : les Américains ont vaincu les Nazis) de minimiser ou de passer sous silence ce qui ne va pas dans le sens du mythe collectif que l'on souhaite faire gober aux gens, les bons d'un côté, les méchants de l'autre (ex : en 1940, les USA se plaignent ouvertement du blocus voulu par Londres contre les Nazis car cela les empêche de faire du business avec l'Allemagne ; en 1945, les mêmes USA jugent à Nuremberg les responsables allemands pour crime contre l'humanité et ils envoient pendant ce temps les deux pires pétards atomiques jamais lancés sur des civils au Japon, bon, mais ça, faut surtout pas le dire maintenant, ni que l'athlète américain Jesse Owens a confirmé avoir été mieux traité par les Nazis en 1936 que dans son propre pays, qui, à l'époque n'aimait pas beaucoup les Afro-américains, etc., etc.)

À l'heure actuelle, on sait que le danger provient probablement de nos amis Google, Apple, Facebook, Amazon et toute la clique qui utilise nos clics, du téléphone portable dit " intelligent " et qui est devenu mouchard en chef de nos vies. C'est d'autant plus fort que tout ceci a l'apparence du libre consentement. C'est nous-mêmes qui faisons entrer le loup dans la bergerie. D'ailleurs, le mot " internet " (parmi foule d'autres) répond exactement à la définition que donne Orwell des termes de novlangue (ou néoparler).

Il est vrai également que quand j'écoute parler des gens autour de moi, ce savoureux mélange de termes creux, éviscérés, galvaudés et de franglais (est-il encore possible de trouver une publicité sans assaisonnement franglais ?), cette novlangue ou ce néoparler qui nous assaille, la faiblesse lexicale rencontrée dans les médias dominants… Oui, on a également l'impression que l'analyse d'Orwell est juste aussi sur ce plan-là : abrutir les gens, les gaver de ce qui est le moins séditieux pour s'assurer leur docilité, pour leur retirer jusqu'à la possibilité de formuler leur mal-être…

Enfin bref, tout cela a déjà été montré et démontré mille fois. Il nous reste un objet littéraire entre les mains. Personnellement, j'ai trouvé le début de la seconde partie absolument excellents, à partir du moment où Julia entre dans la vie de Winston. (En gros, la première partie consistait à décrire ce monde cauchemardesque que l'on nomme désormais dystopique, par analogie inversée avec l'utopique.)

Je ne suis pas allée jusqu'à 5 étoiles car j'ai ressenti un petit manque, une faiblesse selon mes critères lorsque l'auteur, nous donne à lire le livre de Goldstein à travers les yeux de Winston. Là, j'ai senti que l'auteur voulait absolument nous dire quelque chose, faire passer à tout prix un message insistant, et non plus dérouler le fil de la fiction. On sent beaucoup que la vision de Goldstein est celle de l'auteur, trop selon Milan Kundera et ce sur quoi je suis assez d'accord avec lui.

Pour le reste, un roman plein de puissance et de désillusion sur le genre humain qu'il faut probablement avoir lu une fois dans sa vie, avec ou sans la nouvelle traduction. Mais ce n'est bien entendu que mon pas granchavis.
Commenter  J’apprécie          33619



Ont apprécié cette critique (234)voir plus




{* *}