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Critique de Krout


Je dois avoir lu ce roman en mai 2015, alors pourquoi en publier une critique maintenant après que tant de temps s'est écoulé ? Peut-être qu'il aura fallu la lumière des derniers évènements dans ce vaste pays pour dessiller mes yeux et enfin entrevoir que Neige recouvre aussi tout le sang qui s'en est écoulé ? Peut-être que la lecture de Naguib Mahfouz autre prix Nobel littéraire, autre maître de la peinture sociale de son pays, me ramène inconsciemment par une étrange association à Orhan Pamuk ? Plus simplement il me semble que la courante conjoncture justifie d'attirer votre attention sur ce livre qui prend aujourd'hui une toute autre dimension capable de dépasser largement ses intentions initiales.

Je vais commencer par vous dévoiler pourquoi je me suis retenu à l'époque : la lecture m'a été tellement fastidieuse à certains endroits, j'avais vraiment la désagréable impression de patauger lamentablement, de ne pas avancer dans cette Neige si épaisse. Au point de longtemps hésiter à continuer, à quoi bon piocher dans ce qui me devenait un enfer blanc au fil des interminables randonnées de Ka retraçant inlassablement le même itinéraire, tournant en rond à m'en donner le tournis. C'est bien simple : vingt fois j'ai failli tout laisser tomber, l'envoyer balader. Et je me souviens de cette furieuse démangeaison d'écrire : Qu'à Ka à Kar ? Or, c'eut été m'offrir à bon compte un défouloir à la fois injuste et inapproprié par rapport à la qualité intrinsèque de l'oeuvre.

J'ai une horreur viscérale des descriptions réalistes et détaillées, je n'en éprouve d'autre ressenti qu'une vaste perte de temps. Je trouverais cent fois plus efficace de les remplacer par une photo et dans le cas qui nous occupe un plan de la ville aurait bien pu avantageusement me libérer d'une centaine de page. Cela m'est propre. Ainsi j'exécrai les lectures scolaires imposées de Balzac, l'horreur absolue de mon point de vue, pour l'exacte même raison. Il faut savoir que je lis très lentement et je m'interroge si ce n'est pas probablement lié en partie à cause d'une singularité identifiée depuis peu : je serais potentiellement sujet à l'aphantasia. Donc ce qui m'insupporte au plus haut point peut-être source de délectation pour une majorité de lecteurs et encore plus de lectrices. Et dans le cas de Pamuk je détectai suffisamment d'autres qualités pour ne pas dézinguer à tout va sur le coup d'une frustration.

Mais quelque soit l'être singulier qui le reçoit, un chef d'oeuvre, parfois par de très tortueux détours du destin, fini toujours par tracer son chemin. Ainsi donc outre les errements de Ka, poète turque maudit, exilé en Allemagne et bloqué quelques jours à Kar par le hasard d'une tempête neige, dont Pamuk nous emmène dans les traces des longues promenades déjà mentionnées mais aussi à suivre les élans du coeur et les affres de la création, Neige décrit de multiples facettes de la Turquie à travers lesquelles l'on ne peut que ressentir l'amour de l'auteur pour son pays. Pamuk arrive, me semble-t-il du moins, par un tour de force remarquable à rendre sensible les différentes tensions qui écartèlent son pays entre la montée de l'islamisme radical, les différents courants politiques, les particularismes régionaux, la douloureuse et longue histoire des antécédents claniques et raciaux, le sexisme et les tentatives de libération de la femme, le conflit intergénérationnel...

Alors donc aujourd'hui, à tout cela qui en soi était déjà un argument suffisant pour trouver un profond intérêt à la lecture de ce remarquable ouvrage vient s'ajouter une dimension métaphorique et prémonitoire. C'est l'histoire de ce putsch de pacotille dont l'orchestration théâtrale ne peut manquer d'interroger sur le commanditaire et qui vient à point nommé pour renforcer un pouvoir totalitaire et servir de justification à toutes les exactions et crimes qui l'accompagnent. La fin du livre se termine, si je me souviens, mais cela aussi est un ressenti personnel indépendant de la volonté de l'auteur, sur le désespoir d'un triste exil du poète et son questionnement insupportable sur la santé et la survie de ceux restés exposés à l'arbitraire. Exil dont à mon entendement Orhan Pamuk ferait bien d'évaluer la nécessité à l'heure ou les arrestations dans l'intelligenciat turque se multiplient et où sonne de façon de plus en plus assourdissante le sinistre glas de la mise à sac des libertés. Alors tant que ce livre paru en 2002 en turc et disponible en français à partir 2005 n'est pas encore interdit il m'a maintenant semblé utile d'y attirer toute votre attention.

Tant il est vrai que nos libertés ont une très fâcheuse tendance à rapidement fondre comme neige au soleil en cette période de réchauffements climatiques, même incapable de former consciemment des images mentales je ne peux m'empêcher de percevoir avec une acuité sans cesse grandissante l'association, prémonitoire elle aussi, entre Neige d'Orhan Pamuk et Guernica de Pablo Picasso. Seul un grand artiste ou poète peut ainsi nous éclairer en une fulgurance sur l'état du monde par sa sensibilité singulière d'en percevoir les vibrations qui nous sont autrement inaccessibles hormis par l'intermédiaire de son oeuvre. Au moins vous voilà prévenus, à vous de voir, à vous de lire...
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