À vrai dire, je ne suis plus aussi naïf ni aussi imprudent qu’à mes débuts. Depuis cette première et fracassante déconvenue, depuis que je sais que les hommes portent des enveloppes colorées, qu’ils glanent chaque jour leurs organes dieu sait où, pour tromper dieu sait qui sur leur forme réelle ; depuis que j’ai vu ces enveloppes et ces organes arrachés et jetés sur le sofa, que j’ai vu le gaillard, nu et farineux, se faufiler dans une grande cage blanche, tant et si bien que je ne savais plus où était couché le bougre, sur le sofa ou dans le lit, et que j’étais à deux doigts d’admettre une quasi-scissiparité de l’individu pendant les heures de la nuit, entre minuit et six heures du matin – depuis, donc, je suis devenu prudent et ne prends plus n’importe quelle grimace ou n’importe quelle ébauche d’affublement pour argent comptant.
Il semblerait que les hommes se volent les uns aux autres des organes de la plus grande valeur et que, grâce à cela, ils communiquent entre eux. Ainsi, à ma plus grande surprise, j’ai vu, aujourd’hui même, un de ceux qui montrent leurs jambes fourrer sa main dans la poche d’un autre, et cela en pleine rue. Il en sortit quelque chose et s’enfuit sur-le-champ. L’autre, qui tâtait anxieusement sa partie entamée, comprit bientôt ce qui s’était passé et se mit à pousser des hurlements effroyables. Des hommes accoururent et demandèrent des explications. Tout le monde se démenait et les membres se déboîtèrent. Il leur fallut un temps fou, avant de savoir où ils en étaient, en raison de cette navrante incapacité à se comprendre qui les caractérise. Brusquement ils partirent en courant dans la même direction. Celui dont on avait forcé la poche resta en arrière, blême et tremblant. Visiblement, on lui avait dérobé là un de ses plus précieux organes, un de ceux sans lesquels il ne pouvait plus vivre : le cœur, ou bien l’âme.