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Critique de de


Le vent de la colère ne ramène pas le ciel bleu

« Chagos. Un archipel au nom soyeux comme une caresse, brûlant comme un regret, âpre comme la mort… ». Et pour le dire plus brutalement comme un crime du colonialisme toujours bien présent.

Une base militaire étasunienne, Diego Garcia, une base pour des B52, pour d'autres crimes, des crimes de guerre…

Mais je reviens au roman, à la force des personnages et des mots. Un enfant, « Il sait que, ce soir, quand elle lui parlera, ce sera pour lui dire les mêmes mots : Chago. Diego.Déportation. Exil forcé. Base militaire. Des mots qu'il appréhende sans en connaître le sens, parce qu'ils l'éloignent, parce qu'ils la déchirent et font couler parfois de ses yeux des larmes silencieuses qui glissent le long de son visage dans le pli amer qui contourne sa bouche ». Une femme, la fracture à l'intérieur du corps, les entrailles de l'océan Indien…

Le temps et sa fragmentation, des lieux et des dates, les regards de femmes et d'un enfant.

Charlesia, « le ciel a tremblé ce jour-là », des coups de canon, « Kanon lindépandans », l'indépendance de l'île Maurice le 12 mars 1968, le drapeau quadricolore, une femme et un accouchement, un fichu sur la tête, la date de départ du prochain bateau pour les Chagos, « Vous n'aurez pas de bateau de retour. / Il lâche sa phrase en refermant d'un coup sec les anneaux métalliques du dossier ouvert sur sa table », la makalapo, Tony et sa guérite, « Zil inn fermé », un fichu rouge imprimé sur fond bleu, « ses deux yeux, deux abîmes noirs qui ne le reflètent pas, emplis à en déborder d'une lumière bleu et vert qui ondoie à l'infini »…

Retour à Diego Garcia en 1963, Charlesia, le bureau de l'administrateur, la raie dont la peau sera transformée en instrument de musique, un saut dans le temps, le même lieu en 1967, trois mois depuis la dernière venue du Nordwaer, le capitaine et les senteurs, le déchargement des marchandises, ce qu'il faudrait dire, « Il a cru comprendre que la compagnie cesserait ses activités, et qu'il fallait, en prévision de cette fermeture, tenter de les envoyer graduellement à Maurice, sans les alerter »… Shenaz Patel taille et déplace les pièces d'un puzzle, tisse les fils d'un assemblage de personnes et de faits, les premiers roulements de tambour, Charlesia, la douleur de Serge…

Tony et cette femme qui revient à intervalles réguliers, le regard vers l'océan et la terre perdue, les quelques mots échangés comme un code, la mémoire de ce bateau, « Elle a du mal à croire ses yeux, tant d'hommes, de femmes et d'enfants descendent du bateau », le poids de l'exil, « Il n'y retournera plus, elle le sait désormais »…

Une histoire partagée, Désiré nommé Nordvaer. Encore une fois ce bateau, « le bateau où tu es né », des questions et des réponses lentes, au compte-gouttes, la difficulté de dire, « Et non, on n'avait plus de maison. Et plus de pays. Plus rien ».

Le fil des événements, la peur, l'angoisse, la solitude, la mer, le bateau voleur, la colère… L'ile, l'inquiétude qui suintait, les hommes blancs en uniforme, le dernier voyage, « Comment empaqueter toute une vie en une heure », le bébé à venir, les tressautements du bateau, « Elle eut à peine le temps de se redresser que, déjà, la jetée n'était plus visible. Un écran sombre », les ondes de douleur, la Colonie des Seychelles, le temps si long avant la régurgitation sur un quai de Port-Louis, le regard vers l'autre coté, « Partir, enjamber l'eau traverser l'horizon, défaire cette ligne obstinément fermée pour découvrir ce qu'elle cache, ce qu'on lui cache », les un·es et les autres, les déporté·es…

Dire, ne pas dire, répondre ou non aux questions, les histoires racontées, les souvenirs de cette cabine, de la mer, de cet arrachement, « Désiré ne savait plus où il en était. Mauricien ? Il avait toujours vécu ici, mais n'en avait pas la nationalité. Seychellois ? Il n'avait jamais vu ce pays. Britannique ? On voudrait encore moins de lui là-bas. Chagossien ? Il ne connaissait pas ces îles où il aurait dû voir le jour. Son lieu de naissance était un bateau, qui avait disparu »…

Les personnages se croisent, leurs questions font face à d'autres questions, à d'autres formulations, à d'autres souvenirs. Désiré et la femme immobile, un fichu noué sur la tête, « Dans ses yeux, le même halo étrange et tremblant qu'il voit parfois dans le regard de sa mère », l'effacement et la négation, « Ils ont tout effacé, tout nié, même nos cimetières, mêmes les tombes de nos ancêtres », les Anglais, les assassins, « Ranne nou Diego ! », les souvenirs et les cicatrices…

Un art du conte, une langue pour dire la fragilité et la dépossession, les douleurs de l'expulsion et de la mémoire, les crimes toujours actuels du colonialisme.



En postface, Shenaz Patel présente « un demi-siècle de combat », la déportation de la population chagossienne entre 1967 et 1973 et son exil forcé en partie aux Seychelles et en partie à Maurice, la colonisation et les méandres de la décolonisation, l'aménagement de la base militaire étasunienne sur Diego Garcia, l'intervention personnelle de la reine d'Angleterre pour « rendre caduque le jugement de la Haute Cour de Londres favorable aux Chagossiens », les rappel de l'Assemblée générale des Nation Unies stipulant « qu'aucun territoire ne saurait être démembré au moment de la décolonisation et de l'indépendance » (ne pas oublier que l'Etat français continue de violer la loi international à Mayotte)…

« Entre enjeux stratégiques, tractations politiques et imbroglio juridique, l'archipel des Chagos est aux prises avec une histoire qui n'en finit pas d'étendre ses tentacules. Et de bafouer impunément les droits de milliers d'hommes et de femmes »

Il faudra bien que les gouvernements et les élu·es qui les soutiennent rendent un jour compte devant un tribunal international de leurs crimes et des soutiens aux crimes…


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