AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Malaura


Sylvain Pattieu est historien et professeur d'histoire. C'est en compulsant les archives des Bouches-du-Rhône qu'il met la main sur un vieux dossier de justice poussiéreux, depuis bien longtemps recouvert des cendres de l'oubli, une vulgaire affaire de meurtre pour tout dire, qui fit quelques gros titres dans les journaux de l'époque et suscita sans doute l'intérêt morbide de certains patriciens en mal de sensations fortes avant de ne sombrer dans les oubliettes du temps et de la mémoire.
Il faut dire que la victime, issue d'un milieu ouvrier, femme de moeurs légères, « de petite vertu » comme l'on disait alors, n'était pas de celles dont la mort marque durablement les esprits. Au pire, son meurtre a-t-il éveillé en son temps le chagrin de sa famille, une certaine compassion du public, plus généralement un sursaut de dégoût et d'écoeurement devant l'abîme de violence et d'avilissement dans lequel la France semblait être tombée depuis la Grande-Guerre de 14/18.

L'assassinat d'Yvonne Schmitt le 25 septembre 1920 va pourtant trouver un écho dans le coeur de l'auteur qui va s'en servir pour bâtir un formidable roman à mi-chemin entre fiction et réalité, et nous offrir la reconstitution animée autant que minutieuse d'une ville, Marseille, d'un milieu, celui des quartiers populaires, et d'une époque, celle des années 1920.
Etude soignée, scrupuleuse, attentive, de ce monde interlope et inquiétant qu'est alors le port de Marseille.

Il faut s'imaginer ce brassage incessant d'individus disparates, cette vie grouillante et infinie, ce flot continu d'êtres de toutes races et de tous horizons : des marins, des ouvriers, des syndicalistes, des prostituées, des proxénètes, des mafieux, des petits escrocs, des gros bras, des policiers et des mauvais garçons….Et des pensions et des mauvais garnis, des hôtels borgnes et des maisons de passe, des filles des rues aguichant le chaland, des travailleurs fatigués, des hommes aux cheveux gominés…
Sous le regard bienveillant de Notre-Dame-de-la-Garde tout un échantillon d'humanité en marge de la bonne société afflue, se presse, s'aventure dans le tumulte de la grande cité phocéenne comme un fleuve aux embouchures se jette dans la mer.

Les protagonistes qui vont ainsi évoluer dans « le bonheur pauvre rengaine », ces « fantômes dans un carton d'archives », sont représentatifs de cette humanité au faible niveau social, hommes et femmes de la classe populaire en quête d'un utopique eldorado.
Ils s'appellent Yvonne Schmitt, Simone Marchand, Fredval, Yves Couliou, Albert Polge…Ils ont vraiment existé et Sylvain Pattieu les fait revivre pour nous le temps d'un roman.
L'histoire tient en quelques mots : le 25 septembre 1920, Yvonne Schmitt est retrouvée morte, la nuque brisée dans un appartement bourgeois appartenant à Simone Marchand, une demi-mondaine ayant réussi à s'élever jusqu'aux beaux quartiers.
« Un simple fait-divers. Une pelote de trajectoires, de mauvaises rencontres, de tristes sorts.»
« Des fils à démêler » que Sylvain Pattieu va tirer un à un, déroulant la bobine d'une histoire que les journalistes titreront « l'affaire de l'Athlète et Nez-pointu ».

« I'm'fout des coups / I'm'prend mes sous / Je suis à bout/ Mais malgré tout/ Que voulez-vous / Je l'ai tell'ment dans la peau / Qu'j'en d'viens marteau/ Dès qu'il s'approch' c'est fini/ Je suis à lui… »
Yvonne Schmitt aurait pu faire sienne cette chanson de Mistinguett. Son parcours a été jalonné d'hommes vils et brutaux, escrocs à la petite semaine, proxénètes, profiteurs, hommes de rien mais prêts à tout, dont les rêves de grandeur ne se font qu'au détriment des femmes qu'ils séduisent puis exploitent. En arrivant à Marseille remplie d'espérance, la petite ouvrière parisienne devenue fille de joie ne savait pas à quel point son temps était compté. La fatalité aura mis sur son chemin deux fortes têtes rendues impitoyables dans l'enfer disciplinaire de Biribi. Leurs noms : Albert Polge et Yves Couliou. L'un sera condamné à perpétuité, l'autre conduit à l'échafaud.

L'auteur a su s'effacer derrière ses personnages. Il les a écoutés, leur a laissé la parole ; une parole, certes à demi-inventée, mais qui résonne malgré tout au fond des consciences comme l'écho d'un temps lointain, celui du « Quartier Réservé », des putains et des macs hantant le vieux Marseille.
La construction qui fait parler à tour de rôle les divers protagonistes incriminés dans le fait-divers est une vraie réussite, Sylvain Pattieu imaginant la vie de ces derniers et la leur faisant raconter avec leurs mots propres et dans la façon de parler de l'époque. le phrasé s'adapte ainsi à chaque personnage, du révolté Yves Couliou, à la candide Yvonne Schmitt, au policier haineux et plein de morgue André Robert…De cette manière, chacun entrouvre la porte de son moi profond et nous fait entrer dans sa tête.

Tous ces êtres disent pourtant un unique et «même récit depuis la nuit des temps », celui de l'aspiration à une élévation sociale au mépris de toute morale, celui du rêve d'argent facile et de réussite, celui de la domination du fort contre le faible.
Produits d'une société qui les a rejetés, ils tendent à refléter de façon exacerbée les faiblesses et les valeurs d'un monde où se déploient sans cesse la force brute et la violence des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres, de la police sur les humbles, des bourgeois sur les prolétaires.
A la fois roman et document, « le bonheur pauvre rengaine » est un travail de reconstitution fascinant qui insère à sa trame fictionnelle des extraits de procès-verbaux, des rapports, des lettres, des photographies…De vieux papiers jaunis qui, l'espace d'un instant, ressuscitent ces hommes en feutres mous et ces femmes en corsets serrés marchant en équilibre instable sur « la ligne de faille entre le sordide et le clinquant ».

Une riche lecture permise grâce à l'opération Masse Critique et les éditions du Rouergue (La Brune). Merci à eux.
Commenter  J’apprécie          492



Ont apprécié cette critique (44)voir plus




{* *}