Orpheline

Elle ne voit pas comment s'en sortir et les bonnes paroles du psy et des amis n'y changent rien : vivre avec, s'y faire, en prendre son parti, tenir à distance, lâcher prise, accepter, ce ne sont que des mots vides.

En dehors des achats, une autre chose la fait tenir : les voyages, partir, s'enfuir, et même le simple mouvement de l'esprit, la simple décision de partir, et toutes les étapes du voyage qui s'ensuivent.

Elle se sent espagnole. Elle est française, elle aime la France, mais elle se sent espagnole. Elle se sent d'ailleurs, exilée. Même quand elle est en Espagne, elle se sent encore loin de chez elle. Elle est partout en exil, partout loin de chez elle et partout loin d'elle-même.

Mais ces secrets sont trop lourds et les évidences sont là, impossible à dissimuler : elle n'a plus ses parents. Elle ne dit pas qu'ils sont morts, ou disparus, ou qu'elle les a perdus, non, elle dit : Je ne les ai plus.

Elle a toujours attendu dans sa vie. Elle attend encore. Il n'y a rien à attendre mais elle attend malgré tout, elle attendra toujours.

« Elle veut cacher ses larmes mais elle n’y parvient pas. Quand il lui dit qu’il n’aura pas le temps, que son travail l’absorbe trop et qu’il faudra remettre, qu’il ne pourra pas l’inviter à dîner, ce rendez-vous qu’ils s’étaient promis en riant, quand elle réalise qu’il est comme tous les autres, qu’il ne s’intéresse pas à elle, elle sent que les larmes apparaissent, c’est impossible de les retenir, rien à faire. Elle prend un air fermé puis d’un coup elle sourit. »

Avec son mathématicien, ils se connaissent depuis six mois maintenant. C'est l'été, les derniers jours de juin, l'air est doux, des centaines de fleurs de tilleul volent à chaque passage des voitures sur l'avenue, le soleil ne semble pas décidé à disparaître derrière les grandes façades classiques de la ville. Une sorte de rêve inespéré s'est installé, elle est imagine qu'elle pourra peut-être devenir heureuse, que la route pour y arriver est celle sur laquelle elle avance actuellement.

Elle a l'impression que la fin du monde a eu lieu et qu'elle reste la seule humaine encore vivante, que même pour cet événement on l'a oubliée, que même la fin du monde n'a pas voulu d'elle, que personne jamais ne pense à elle, que les amies ne sont pas de vrais amies, le mari pas un vrai mari, que tous que tout ce en quoi elle a cru était faux.

Puisqu’elle est heureuse, ici, assise face à la baie avec son nouvel amoureux, elle décide de lui parler. D’ailleurs elle ne décide même pas, les choses affleurent tellement chez elle qu’elle se sent à chaque seconde prête à déborder et qu’elle doit sans cesse, du matin au soir, aussitôt qu’elle sort de chez elle et jusqu’au moment où elle rentre, prendre sur elle, comme se saisir et se brider, pour se retenir de parler et pleurer. Elle réprime sa crue chaque jour que le ciel fait.

Son père ne l’a pas élevée et sa mère est morte quand elle avait un an, voilà tout ce qu’il faudrait qu’elle dise. Il faudrait qu’elle s’arrête là, mais elle ne peut pas garder comme ça tout le temps son secret.