Moi, je l’aime, et différemment de sa mère, alors je sais des choses que personne ne peut savoir, je lis en elle à livre ouvert, même si sa langue m’est encore inconnue
J’ai gardé quelques photographies d’elle et celle que je préfère date de l’année où nous commencions à nous voir. Comme dans toutes les photos sur lesquelles elle figure, son regard traverse l’objectif de l’appareil comme l’aiguille un tissu : elle plonge dans le cœur du spectateur, elle place tous ses espoirs dans les êtres du futur qui verront ce cliché, elle se nourrit de l’avenir.
Parfois, j’imagine que les écrivains visibles, ceux qui ont révolutionné la littérature, la pensée, le style, qui nous ont faits tels que nous sommes, ne sont que la partie immergée d’un iceberg caché contenant tous les anonymes muets parce qu’ils n’ont pas eu la force, la chance, la patience de livrer aux mots, de mettre en forme, corriger, dactylographier, faire publier, leurs propres pensées. Elle pourrait être un de ces écrivains jamais nés.
Je ne parviens pas à relancer la conversation et elle finit par me dire avec une moue d’excuse qu’elle est fatiguée, qu’elle rentre chez elle manger du chocolat. Je reste là tout seul, sidéré au milieu de milliers de livres que je ne vois plus.