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Critique de Erik35


FATALITAS !

«La fatalité, c'est ce que nous voulons» affirmait sans l'ombre d'une hésitation le romancier et essayiste bourguignon Romain Rolland. Si le héros malheureux du roman le Cavalier suédois eût sans aucun doute rejeté de toutes ses forces - de toute son âme - une telle allégation, son créateur, l'écrivain pragois de langue allemande Leo Perutz, ne l'aurait certainement pas déniée.
De quoi s'agit-il donc ici ? Par l'entremise d'un prologue, un narrateur anonyme se substitue brutalement à une mémorialiste, enchâssant ainsi l'histoire qu'il va nous conter à l'intérieur de la sienne, procédant ainsi dès les première pages à ce qui fera l'un des thèmes majeurs du texte : l'imposture. Et il entame ainsi son propos :

«C'est l'histoire de deux hommes, lesquels se rencontrèrent dans une grange, un jour de l'hiver 1701 où il gelait à pierre fendre. Ils y scellèrent un pacte d'amitié. Après quoi tous deux cheminèrent de compagnie, sur la route qui va d'Opole jusqu'à la frontière de Pologne, à travers les campagnes enneigées de Silésie.»

Le décors est ainsi succinctement planté, mais il y manque tout de même quelques détails d'importance. Ainsi, notre premier larron, le jeune Christian von Tornefeld, noble suédois de petite extraction, est en fuite et recherché pour désertion après avoir giflé son supérieur qui avait proféré quelque malheureuse parole à l'encontre du Roi Charles XII de Suède dont il souhaite rejoindre les troupes afin de s'y faire une réputation, un prénom (son aïeul sauva la vie à un précédent Roi de Suède), mais sans y laisser trop de plumes, notre jeune homme étant aussi pédant et prétentieux, même dans l'affliction, qu'il est pusillanime. Le second n'a ni nom ni prénom, tout juste un sobriquet : Piège-à-Poule ! C'est un voleur misérable et sans envergure, vivotant de petits larcins, recherché cependant par les Dragons afin de le mener au gibet - punition fort fâcheuse et généralement définitive qui attend aussi le jeune freluquet -, et qui s'est résolu à abandonner sa liberté pour mener une vie de forçat consentant dans les mines du Prince-Évêque local, surnommé «l'ambassadeur du Diable». Le diable, d'ailleurs, n'est jamais bien éloigné de notre histoire ébouriffante, les pas de nos deux fuyards croisant celui d'un meunier des plus funestes et mystérieux, réputé suicidé, qui s'annonce plus simplement comme le recruteur de l'évêque et qui mettrait bien la main pour son maître sur ce chapardeur, étique mais bien bâti. Le jeune homme de son côté, s'accrochant à cette idée fixe de rejoindre les troupes de son roi, s'aperçoit qu'ils sont proches des terres de son riche parrain, père de la jeune fille à laquelle il avait jadis promis le mariage. Cependant, aussi arrogant que peu courageux, il missionne son compagnon de fortune afin qu'il demande aide, or et vêtements à ce noble de province. Mal lui en prend car, accomplissant parfaitement sa mission, Piège-à-Poule va apprendre que l'ancien maître est mort, que les gens de ferme, de l'intendant au plus simple des valets de basse-cour, profitent abondamment de la situation pour ruiner cette anciennement riche demeure, qu'un vieux bougre de bouffi nobliau local, usurier et avare, contribue à ruiner par toute une série de prêts à taux honteux, acculant la jeune et candide héritière à sa perte (dans l'espoir avoué de la pousser au mariage) et que le jeune freluquet que le filou a promit d'aider est toujours dans le cœur de la belle.
L'idée, fatale, peut naître : par tous les moyens possibles, il prendra la place du jouvenceau, rachètera les terres du château, éconduira tous les profiteurs du dernier manant au gros seigneur, se fera aimer de la charmante héritière et l'épousera. Mais demeure toutefois un problème majeur... C'est qu'il n'est pas Christian von Tornefeld ! C'est avec un art consommé de la rouerie, d'une intelligence et d'une vivacité certaine, d'un sens profond de l'auto-justification de ses actes - les bons comme les mauvais - que notre indigent va parvenir à ses fins, réussissant par ruse à envoyer le (vrai) cavalier suédois dans les mines de l'enfer, s'enrichissant en accomplissant un genre de vol auquel nul n'avait songé avant lui - par crainte de la punition divine - à savoir le cambriolage des biens précieux, statues dorées, ciboires d'argent et autres reliquaires présents dans le saint des saints des églises de la région. Il sauvera ainsi la belle ingénue des griffes de son Harpagon, l'épousant et lui donnant dans la foulée une fille, qu'il adore comme sa vie, et sans doute bien plus encore. Mais la destinée veille. La fatalité ne peut laisser celui s'étant substitué à un autre vieillir tranquillement et mourir, satisfait, dans son lit entouré des siens. Et la chute est aussi fracassante, diabolique, irréversible que l'élévation fut rapide et évidente. Le lecteur le pressent dès l'émergence de l'idée machiavélique mais il espère tout de même jusqu'au bout une rémission... pour services rendus !

Il ne faut que quelques pages pour se laisser totalement embarquer par le Cavalier suédois dont l'auteur lui-même estimait que c'était sa meilleure réussite, son oeuvre la mieux accomplie. En fait d'accomplissement, c'est effectivement une pure merveille.

Qu'on en juge un peu : L'ouvrage peut se lire comme un pur roman picaresque - ce personnage de Piège-à-poule en est une espèce de parangon, un miséreux magnifique, un indigent rusé comme goupil et, s'il n'a pas froid aux yeux, si sa morale personnelle n'est pas dans les clous habituels, ses méfaits semblent assez rapidement aussi justifiables que les actes d'une immoralité insupportable, toute légale, que mène le bal des hypocrites, ces nobles ou ces prélats qui sont à la fois les maîtres, les diseurs de loi et les exploiteurs de ce monde sans pitié ni honneur véritable (il est évident que la description de Leo Perutz de ce monde supposément ancien n'est en rien gratuite). En un mot comme en cent, on fini très rapidement par s'y attacher à cet archétype de déclassé, même si l'on peine à oublier totalement la faute originelle. On est indéniablement dans la lignée de ces romans ébouriffants comme le Diable boiteux de Velez de Guevara, le Paysan parvenu du français Marivaux ou encore du fabuleux Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki (que l'on peut aussi classer dans le genre "gothique").
Si le Cavalier suédois n'est pas à proprement parler un roman historique, les rappels incessants à ce que fut "La Grande Guerre du Nord" au début du XVIIIème, mettant aux prises, pour aller très vite, la Russie et ses alliés polonais, Danois ainsi que certains états allemands contre l'Empire Suédois hégémonique de l'époque donne une saveur, une couleur qui plaira assurément aux amateurs du genre.
Roman pour partie fantastique aussi, il semble parfois faire un hommage discret mais appuyé aux romans gothiques allemands du début du XIXème. N'y croise-t-on pas un meunier maléfique, ancien suicidé, dont on ne sait s'il dit vrai lorsqu'il affirme avoir été sauvé in extremis de son acte maudit de Dieu, mais qui, depuis, est redevable à l'évêque de ce sauvetage, cherchant et trouvant sans fin de futurs hommes de charge promis à une vie infernale ? Leo Perutz est bien top malin lui-même pour sombrer dans un fantastique de pacotille, qui s'exhiberait avec force magie ou autres manifestations d'épouvante inutiles, grotesques. Son fantastique à lui est presque crédible. Il laisse au lecteur la possibilité de croire à la présence physique réelle, directe ainsi que le jeune gentilhomme conçoit l'apparition tranquille de ce valet supposé des enfers par d'aucuns. Tandis que c'est l'homme perdu, à l'existence déjà riche d'expérience mais sans verni culturel et qui ne cache pourtant pas une foi à géométrie très variable, qui s'avérera le plus superstitieux ou, selon l'interprétation qu'on en veut, le plus ouvert à la présence des incarnations d'un autre monde. Pour autant, c'est le jeune prétentieux qui apparaîtra le plus crédule des deux hommes aux yeux du lecteur, et pour son plus grand malheur.
Roman métaphysique, enfin - n'oublions pas que Leo Perutz était juif, dans un monde, la Mittel Europa de l'entre-deux guerres, où l'on entendait gronder ce Léviathan bien vivant, monstrueux de l'Allemagne Nazie (la première publication de ce texte date de 1936) -, qui nous parle de destin, de faute, de fatalité, du rachat de l'ignominie par toutes les souffrances possibles jusqu'à la mort expiatrice (thème chrétien s'il en est mais Perutz n'était-il pas à la rédaction d'un ultime texte intitulé le Judas de Léonard, signe que ce thème revêt une importance capitale tout au long de son oeuvre ?), de la tragédie ontologique de l'homme (du moins dans l'univers perutzien) confronté à un dilemme, à un paradoxe éternel et insoluble, d'être à la fois maître de son libre-arbitre et entièrement à la merci de l'omnipotence divine.
Accessoirement sans doute, mais certainement pas en vain, c'est enfin une histoire d'amour tragique ainsi qu'un magnifique témoignage d'amour d'un père pour son enfant. Ceci est très loin d'en être le thème essentiel, mais c'est un aspect suffisamment peu présent ailleurs, dans la littérature dite "classique" pour se permettre de le signaler.

Cette multiplicité de niveaux de lecture et de sujets, du roman d'aventure picaresques complètement échevelé et jubilatoire à la réflexion la plus profonde sur le sens de l'existence humaine et ses ressorts, porte indéniablement ce roman très haut au panthéon des ouvrages incontournables du XXème siècle. Celui que Jorge-Luis Borges surnommait le "Kafka aventureux" est un maître du style, de la forme, du suspense dont la lecture est d'un dépaysement grisant, salutaire, d'une vivacité inouï, d'un rythme trépident et sauvage. C'est plein de révérences et pourtant parfaitement original. C'est d'une absolue évidence de lecture et pourtant d'une complexité d'analyse impressionnante, mais sans la moindre lourdeur. On ne s'y ennuie tellement pas le moindre instant (ce qui est finalement plus rare qu'il y parait, même avec certains "grands" livres) qu'à peine est-il refermé... On en redemande !
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