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Critique de michfred


"La calomnie...(...) D'abord un bruit léger, rasant le sol comme une hirondelle avant l'orage.... telle bouche le recueille, et, piano, piano, vous le glisse en l'oreille adroitement ; le mal est fait : il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando, de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'oeil ; elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription."

Le grand air de la calomnie- piano, rinforzando, crescendo - est si brillamment entonné par Figaro que je n'ai pu que lui céder la place de ténor qui lui revient..

A mon tour, cependant. Une drôle de chanson…

J'ai passé deux jours éprouvants à dévorer Persécution.

D'abord en dilettante- charmée, amusée par l' humour caustique, cinglant d'Alessandro Piperno, qui fait toujours mouche, en disant avec détachement des choses justes sur les petites lâchetés pardonnables de son héros, Leo, un homme aimable, séduisant, bon père, bon époux, bon médecin, mais plein de fatuité, d'autosatisfaction, de colères pusillanimes et de capitulations infimes. Bien sûr, vu le titre et un usage assez brutal de la prolepse, nous savons, dès les premières pages, que tout cela va finir très mal. Mais, n'est-ce pas, nous sommes entre gens de bon ton, et rien n'est à prendre au sérieux, et encore moins au tragique.

J'ai donc beaucoup ri. D'abord.

Mais bientôt, en dépit des piques qui égratignent, en vrac, le socialisme peu regardant mais si flamboyant de Benito Craxi (et Mitterrand), les mères juives, les enfants trop couvés, la bourgeoisie romaine, les intellectuels, les nouveaux riches, les adolescentes manipulatrices, les avocats cyniques, le corps médical incapable de gérer la souffrance ET la vérité - malgré toutes les digressions et anecdotes qui émaillent le récit et semblent faire musarder l'intrigue dans des chemins de traverse- les interventions senties du narrateur malmenant son lecteur, son héros ou ses personnages m'ont impitoyablement ramenée sur la trajectoire d'une exécution en règle.

J'ai encore souri, bien sûr –comment résister à tant d'humour ? - mais comme au cirque, quand on sait que le seau va se renverser sur le pauvre clown, ou qu'il va évidemment tomber de la corde où il fait le pitre.


Une chute par paliers.

Par négligence, Leo est compromis dans une affaire de détournement de fonds dans la gestion de l'hôpital où il est un éminent oncologue pour enfants.

Par excès de confiance, le voilà accusé d'usure par un assistant indélicat qu'il a voulu aider. Mais sa femme, sa famille, ses amis lui demeurent fidèles et défendent bec et ongle ce pauvre Leo incapable de comprendre un bordereau ou une facture, de se défendre contre la rapacité et le mensonge de son entourage professionnel.

Jusqu'au jour où une petite Lolita psychopathe, mal dans sa peau et mal dans sa famille, jette son dévolu sur lui et le harcèle de lettres d'amour. Elle a douze ans et c'est la petite amie de son fils cadet. Il croit pouvoir botter en touche, lui faire comprendre les choses sans scandale. Il commet l'erreur de lui écrire.

C'est l'hallali..


Persécution est le récit d'une chute, celle d'un homme trop confiant en sa bonne étoile, trop gâté par le succès, trop négligent et inadapté aux « terribles pépins de la réalité » pour pouvoir gérer la malignité et la jalousie de ceux qui ne lui pardonnent pas sa naïve magnanimité.

Pire encore : c'est le récit d'un abandon en rase campagne, d'un lâchage brutal et sans rémission. Un homme est livré aux chiens par ceux qui lui sont le plus chers.

Toutes les digressions, les anecdotes, les saillies du narrateur nous ont conduits à pénétrer la psyché de Leo : avoir ri de sa naïveté, souri de ses errements, nous l'a rendu plus proche, plus cher… Il est devenu notre semblable, notre frère…

Comme lui, il y a des choses que nous ne comprenons pas. Qui lui envoie ces dessins mystérieux et naïfs, proches de la BD, qui émaillent le récit et sont énigmatiquement liés à ses pensées les plus secrètes, à ses rêves ou à ses hantises ? Qui le surveille, le nourrit, le protège…ou souffle le chaud et le froid pour mieux précipiter sa perte ? Comme Leo, nous ne pouvons apporter de réponse à ces mystères, et l'épilogue ne nous en donne pas la clé.

Commencée dans le rire, dans l'ironie, notre lecture s'est faite plus pénétrante, plus empathique. Et elle nous a emmenés au-delà de l'empathie : dans la sidération, dans l'incompréhension, dans un sentiment d'injustice et de non-sens d'une opaque cruauté.

Kafka et sa Métamorphose ne sont pas loin : Leo dans son sous-sol c'est Grégoire Samsa, pauvre cancrelat devenu, pour les siens, un objet d'horreur. Et de persécution.

L'ironie n'a pas mené au détachement, comme elle le fait souvent : sans éveiller notre méfiance, Alessandro Piperno a fait de son lecteur – de sa lectrice en tout cas- un autre Leo : il m'a prise au piège de sa légèreté et brutalement jetée dans le noir enfer d'une situation kafkaïenne- totalement injuste et absolument sans issue.

Un livre magistral, cinq étoiles, sans aucune hésitation !






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